L’expression « psychose ordinaire » est une invention de Jacques Alain Miller. Ce terme est le produit d’un travail de recherche et d’élaboration né du constat que les catégories classiques névrose/psychose échouent à rendre compte d’un certain nombre de faits cliniques. Elle n’est pas un concept à proprement parler mais constitue une catégorie épistémique. Lorsque la structure de la névrose n’est pas reconnaissable, le clinicien peut et doit faire le pari d’une psychose voilée, dissimulée. La psychose ordinaire introduit à une clinique continuiste, du dosage, du plus ou moins. De tout petits indices vont permettre de repérer ce que Jacques Lacan nomme « un désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet ».[1] Ils sont à repérer dans trois registres : Jacques Alain Miller, dans son article « Effet retour sur la psychose ordinaire »[2], introduit trois externalités, sociale, corporelle et subjective, dont le but est d’aider le clinicien à caractériser le désordre, la désorganisation de l’Autre, dont le patient fait l’expérience. L’externalité sociale se rapporte aux identifications sociales, professionnelles, sur un mode négatif (trop précaires) ou positif (trop intenses). L’externalité corporelle concerne le rapport au « corps comme Autre du sujet »[3] et se manifeste par un profond décalage. L’externalité subjective se repère « dans l’expérience du vide, de la vacuité du vague »[4] , ou parfois dans une identification à l’objet a comme déchet. Dans les deux cas, se dégage une fixité spéciale. C’est en recueillant les symptômes et les signes discrets que le clinicien tentera de différencier le désordre propre à la psychose ordinaire.
Lorsque notre patient s’adresse au CPCT, il est en conflit fréquent avec sa compagne et soupçonne que cela tient la mauvaise relation qu’il a eu avec son père, homme colérique et humiliant avec qui il a été longtemps en conflit. Comme lui il se met en colère, rumine, nourrit de la rancune contre son amie, se demande s’il va pouvoir s’engager à long terme dans cette relation. Il doute de ses décisions dans la vie quotidienne et se sent inhibé. Il s’interroge, semble bien réagir à l’interprétation mais revient toujours au même constat, qui sonne comme une certitude : ce qui lui arrive est lié à son père. En outre après avoir vécu des difficultés dans son premier métier, il se reconvertit mais rencontre des difficultés dans l’appropriation de nouvelles connaissances et de nouvelles tâches techniques. Il a du mal à s’exprimer, demande souvent à son amie d’expliciter car le même mot n’a pas le même sens pour l’un et pour l’autre. Cela lui fait perdre ses moyens. Face à un Autre devant lequel il se sent inférieur et sans filtre pour décoder ses dits et ses humeurs, sa « solution » est de prendre du muscle. Il astreint son corps à des exercices de musculation, du sport de combat, de l’endurance. Il tatoue une partie de son corps.
Ainsi ce qui aurait pu avoir un air de névrose, se découvre, par de petits signes, comme quelque chose de plus flou. Les doutes de notre patient ne concernent pas la pensée, son inhibition se situe plutôt du côté d’un « vide » quand il est appelé à prendre la parole, à prendre des décisions. Ses ruminations ne sont pas des idées obsédantes. Socialement, si cela semble tenir par l’appui qu’il prend sur un cadre extérieur et par une identification imaginaire au héros, le patient témoigne d’une certaine perplexité face à la langue, la parole ne semble pas lieu de subjectivation. Le corps prend sa tenue d’une musculature travaillée et d’une surface tatouée qui fait bord. Le traitement permet un allègement via un étayage de ses nominations singulières positives : être un battant l’amène à se battre pour décrocher un stage qui lui convienne, être dyslexique localise la question du malentendu de la langue et la circonscrit dans une nomination à usage social.
Mais si nous faisons l’hypothèse d’une psychose ordinaire, alors il nous faut nous demander laquelle. En effet la psychose ordinaire n’est pas une catégorie intermédiaire comme le serait celle de « borderline » que Jacques Lacan a toujours réfutée et considérée comme inopérante pour le traitement et la clinique. Nous devrons référer à la classification psychiatrique classique afin de nommer la psychose que nous supputons : schizophrénie ? paranoïa sensitive de Kretschmer ? etc… En effet, « le terme de psychose ordinaire ne doit pas nous donner la permission d’ignorer la clinique. C’est une invitation à le dépasser »[5]
Les consultants au CPCT s’attachent à repérer ces petits indices, en seize séances c’est une gageure parfois. La clinique au CPCT prend en compte non seulement l’imaginaire et le symbolique mais aussi et surtout le réel, c’est-à-dire « l’impossible à supporter », le hors sens, le non-symbolisable, contrairement aux psychothérapies pratiquées ici et là qui sont fondées sur le sens, la signification et ignorent la partie pulsionnelle du symptôme, qui produit une jouissance au-delà du déchiffrage. De ce réel il s’agira pour le patient, avec le consultant partenaire, d’en extraire un savoir, plutôt un « savoir y faire ». Notre patient y aura développé, outre l’allègement produit, de petites solutions qui lui permettront d’apaiser les conflits et de faire des choix professionnels en adéquation avec son style. Le consultant aura développé une attention aux « choses de finesse » et porté sa question en séances de contrôle et en réunions d’élucidation, une clinique orientée donc, pas sans les autres.
[1] Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957-1958), Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp.531-583
[2] Jacques-Alain Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire » in Quarto, n°94-95, mars 2016.
[3] Ibid, p.46
[4] Ibid, p.46
[5] Ibid, p.45
Catégories :Colloque Psychiatrie-Psychanalyse, Le Blog CPCT
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