Josiane Vidal est psychiatre a Montpellier. Elle nous livre une brève histoire de la psychiatrie, in situ: c’est à la Salpétriêre que l ‘histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse se noue, pas sans les femmes.
Lorsque le 14 mai 1657 à l’aube par décret du roi sont amenés de force, à Bicêtre les hommes, à la Salpêtrière les femmes[1], les filles, les enfants, dépravés, renégats, exclus de la terre, en un long cortège qui allait durer plusieurs siècles, enfermés, mélangés, entassés sans distinction, magma humain indifférencié, incompressible, reste monstrueux d’un passage, d’une bascule, de la fin d’un monde à l’émergence d’un nouveau, la psychiatrie n’existe pas encore.
Mais c’est pourtant là, sur l’envers de cet enfer, depuis ce lieu d’effroi, que la psychiatrie comme l’artiste va trouver la matière, le terreau vivant, « l’humus humain »[2], où elle prendra racine, là où elle grandira et se grandira en posant les bases de la clinique psychiatrique humaniste classique. C’est à partir de ces liens inauguraux étroits, avec cette population essentiellement féminine, qui va l’enseigner de façon extraordinaire, que se construira en se distinguant par sa finesse et sa richesse d’observation toute la séméiologie psychiatrique future qui trouvera son point d’orgue dans l’enseignement d’Henri EY.
DE LA SÉMANTIQUE À LA SÉMIOLOGIE
Pour comprendre, ce qu’on a appelé le grand renfermement, sa méthode et surtout sa logique et ses effets, il n’est pas inintéressant de se pencher sur la variété sémantique des motifs d’internement qui s’exhument de pages en pages, soigneusement consigné dans ces archives, que notre auteur reprend au fond à la lettre, dans sa réalité de lettre, en une suite ininterrompue.
Du nouveau s’est créé de fait, et de cette accumulation s’est inventé le lieu d’asile avec ce qu’il recèle d’équivoque, enfermement certes, mais aussi abri, adresse. C’est là que s’est constitué en structure, l’institution psychiatrique.
À la Salpêtrière qui deviendra le plus grand lieu d’enfermement des femmes, venues de tous les coins de France, on comptera jusqu’à 8000 personnes, une ville de femmes comme une inclusion dans la ville.
On enferme pèle-mêle, et la liste est édifiante de ces insignes venant épingler cette masse féminisante comme autant de caractères qui la spécifierait.
Les folles d’un genre nouveau, les filles de joie, les libertines, les adultérines, les mythomanes, les homosexuelles, les érotomanes, les volages en général feront série après les voleuses de l’ancien monde, et aussi les crétines, les empoisonneuses, les aventurières, les sorcières, les magiciennes, les impies, les alchimistes comme autant de vestiges du temps moyenâgeux qui s’achève.
Puis viendront les convulsionnaires… en proie à de si étranges extases.
Mais avant d’y venir, voyons comment à l’époque on entreprît de traiter ce réel, en posant les bases d’une toute nouvelle politique de santé mentale.
L’appellation des pavillons vers lesquels on redirige toutes ces déviances est significative d’une approche thérapeutique du seul collectif par le correctif, déclinées suivant le degré d’écart à la norme sociale : à La Correction les jeunes filles de bonne famille, à La Force les favorites en disgrâce, les intrigantes, au Commun les filles de joie, à La Prison les criminelles. Autant de figures allégoriques de la maîtrise venant signer là, au fond une collusion originelle entre l’hôpital psychiatrique et la prison, fondement historique qui lui reste attaché, vis-à-vis duquel la psychiatrie devra sans cesse opérer une correction, (en dynamisant la jonction-coupure du binôme aliénation-séparation), par la définition renouvelée de sa vocation de soins.
Ces femmes entreront à La Correction, à La Force, marquées au fer rouge de l’emblème du Père, la fleur de Lys sur le sein gauche ou du V de voleuse pour avoir osé défier sa Loi. Elles y entreront rasées pour y subir maints châtiments, du cachot au carcan, en passant par la camisole, et le « Malaise », lieu de l’intenable. Toute la panoplie de la contention trouvera là un terrain d’expérience. Des traitements plus sophistiqués feront leur apparition, toutes sortes d’effusion paradoxalement appliquées au corps seront convoquées pour soigner celles de l’âme, des bains chauds, froids, des frictions de mercure, des enveloppements humides…qui nous renseignent sur le rapport crucial de contiguïté entre le corps et la vérité.
Il faudra attendre 1780 pour voir apparaître la première infirmerie et les premiers étudiants et médecins à la Salpêtrière. L’architecte Viel, en 1784, améliore les locaux mais ce n’est qu’en 1785 avec la promotion de l’hygiénisme, qu’une réforme en profondeur instaure les bases d’une psychiatrie humaniste, où les principes de la relation médecin/malade sont posés, prémisses du futur transfert. On proscrit les coups et les mauvais traitements, on recommande d’établir un lien avec le malade, de lui parler, de se constituer comme lieu d’adresse, en usant d’adresse et de prudence, corollaire du tact et de la mesure en médecine. Le sujet émerge du collectif dans lequel il n’existait qu’en tant qu’individu à réadapter. Le sujet, quoique encore ténu, fait son apparition et avec lui la causalité psychique qui le divise. La maladie mentale se sépare radicalement de la médecine et de la causalité organique, on isole les champs du sentiment, de l’imagination, de la mémoire et les premières grandes classes nosologiques sont avancées : la frénésie, la manie, la mélancolie et l’imbécillité.
CHARCOT ET FREUD À LA SALPÊTRIERE
En 1817, Pinel ouvre le premier cours clinique des maladies mentales, mais ce n’est qu’en 1862, qu’arrive le véritable inventeur de la séméiologie clinique, je cite l’auteur : « Charcot, nommé chef de service au nouveau quartier spécial des épileptiques, devient maître des lieux de cet enfer et entre en possession de son musée pathologique vivant. Freud, son élève[3], raconte comme il regarde encore et encore les choses qu’il ne comprend pas et approfondit jour après jour, l’impression qu’elles lui laissent jusqu’à ce que leur compréhension descende soudain sur lui »[4]. Et c’est là, par une observation clinique rigoureuse, dans le cadre de la présentation du malade, dans cet instant de voir réitéré, encore et en corps, que Freud se laissera enseigner, reconnaîtra la séméiologie de la grande névrose hystérique et fera de l’hystérique, la partenaire d’un savoir, celui de l’hypothèse de l’ex-sistence de l’inconscient.
De cette longue histoire on retiendra les rapports cruciaux qui ont lié l’histoire de la psychiatrie puis celle de la psychanalyse au destin de ces femmes et à l’hystérie comme objet d’étude princeps, ouvrant la voie à la question du sujet et de sa subversion en tant que corps parlant.
[1] Mâkhi Xenakis, Les folles d’enfer de la Salpêtrière, Actes Sud, 2004. Note de l’auteur : J’ai pris appui pour soutenir mon propos, sur le livre remarquable de Mâkhi Xenakis, sculptrice qui avec sa sensibilité d’artiste, a réalisé une incursion fascinante dans le temps, en travaillant les archives de l’assistance publique, comme une matière vivante. Le commentaire qui suit reste contingent à ces apports de lecture.
[2] Lacan J., « Note Italienne », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 311.
[3] Freud devient élève stagiaire dans le service de Jean-Martin Charcot, d’octobre 1885 à mai 1886. Il traduira une partie de ses cours en allemand.
[4]Mâkhi Xenakis., Les folles d’enfer de la Salpêtrière, Op. cit., p.161-162.

Catégories :Colloque Psychiatrie-Psychanalyse
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