Par D. Pasco – En mettant en scène la violence faite à un parlêtre par la transformation de son être sexué à son insu, La Piel que habito (2011), de Pedro Almodóvar, ne pointe pas seulement les effets produits sur les sujets par l’essor des recherches scientifiques, médicales et technologiques. Il traite de l’irréductible de la pulsion de mort présente pour chaque Un, toujours nouée à un réel. Il touche à la mort et au corps sexué en tant que lieu privilégié de la jouissance.

Transformer un homme en femme
à son insu pour contrer
le réel de la mort…
Dans cette histoire de vengeance découverte à la lecture de Mygale[1], le cinéaste dit avoir rencontré ce qu’il considère être « le pire châtiment imposé à quelqu’un, la pire des perversités » : opérer la transformation du corps sexué d’un homme ou d’une femme en celui de l’autre sexe, à son insu.
Le corps vivant est ici promu comme primordial. C’est de là-même que procède le choix de l’actrice qui incarnera Vicente avant d’être transformé en femme, Véra, à son insu. La piel que habito traite aussi la question du genre à partir de l’écart entre position sexuée et apparence sexuelle : le transsexualisme rappelle que la transformation du corps ne suffit pas à se reconnaître homme ou femme.
Robert Ledgard (incarné par Antonio Banderas) est un éminent spécialiste de la chirurgie réparatrice aux airs de latin lover. Dans le laboratoire design de sa clinique privée doté d’instruments de la plus haute sophistication technologique, il crée une peau artificielle hyper-résistante aux brûlures, véritable cuirasse contre toute agression. On découvrira par la suite que c’est sa réponse au suicide de sa femme, gravement brûlée dans un accident de voiture.
A cette tragédie, Ledgard fait réponse en transgressant la loi, usant de la thérapie transgénique interdite à l’époque en Espagne. Ce projet de création d’une peau artificielle préservant son prochain de tout danger, ce vouloir faire le Bien le conduit au pire : transplanter cette peau sur un homme à son insu. Il choisit celui qui sera son homme-cobaye, Vicente, par vengeance et le transforme à l’image de sa femme défunte.
Face à l’horreur de ce qui lui arrive, Vicente multiplie les tentatives de sauver « sa peau », son être, pour continuer à exister. Il cherche à habiter cette peau neuve, artificielle et étrangère afin de ne pas se laisser réduire à cet objet de jouissance, transformable, modulable, pris au piège d’un dispositif de destruction mis en oeuvre par un homme. Parmi ses inventions, le recours au symbolique par l’écriture se révèle essentiel au sujet.
Si Freud pariait sur l’Éros pour faire barrage à la pulsion de mort (Thanatos), Almodóvar parie sur l’acte de création et d’écriture pour garantir à l’individu son existence en tant que sujet du désir. Il ne fait pas surgir l’horreur sous la forme massive, démonstrative de la Chose, das Ding : il la saisit selon une version beaucoup plus complexe, discrète, « par lichettes[2] », comme le dit Lacan à propos de la jouissance.
Ainsi, La Piel que habito soulève cette question fondamentale d’un réel impossible à éliminer, y compris par la science, comme nécessaire à l’homme. Un chirurgien esthétique du XXIe siècle rêve d’un monde sans réel dans lequel il serait possible de transformer un homme en femme afin de contrer le réel de la mort. La transformation imposée à l’insu du sujet se révèle comme une nouvelle version du crime, à l’époque où l’homme appareillé aux progrès de la science acquiert de plus en plus de possibilités de réaliser ses rêves. Mais ce projet fou trouve ses limites.
Lors de la scène finale, Vicente se nomme à l’attention de sa mère qui ne peut le reconnaître : « Je suis Vicente ! » Almodóvar le dit : « Si la science peut tout modifier, de l’apparence sur le corps jusqu’à la peau, il y a toujours quelque chose d’inaccessible à la science, à la manipulation et d’intouchable, c’est l’identité de la personne[3]. » Nous le dirions autrement qu’en termes d’identité, car la psychanalyse, aussi, est attentive à promouvoir cette part « d’intouchable, d’inaccessible », du plus singulier : la différence absolue.
Dominique Pasco
[1] Jonquet Th., Mygale, Gallimard / Série noire, 1984.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, p. 124.
[3] Interview de Pedro Almodóvar par Laurent Weil, en bonus sur le DVD, 2011.
Catégories :Sciences & Techniques
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