Par F. Biasotto et P. Falicon – Nous avons choisi, dans cette deuxième partie de l’interview de Charles Berling autour de son livre Aujourd’hui, maman est morte, d’extraire le passage où il revient sur une scène qui fut traumatique pour lui.
Cette scène constitue le noyau de son livre et sera mise en scène dans son film, avec Emmanuelle Riva dans le rôle de sa mère. Elle produit un effet de réel que chacun tente de recouvrir par du semblant : sa mère, assise au milieu des spectateurs, invective son fils qui est sur la scène lors d’une pièce de Louis-René Des Forêts, Le Bavard[1], au festival d’Avignon : « Ce texte est complètement idiot, je ne vois pas l’intérêt de jouer ça ! C’est nul et ça ne veut rien dire ! » Charles Berling poursuit la représentation tant bien que mal, se raccroche à son rôle et à son texte ; les spectateurs préfèrent penser que c’est un coup monté. L’insupportable de cette scène suscitera lors de sa narration une certaine angoisse, voire une incrédulité, chez ses interlocuteurs.
Charles Berling : Le metteur en scène prononce tout de suite après la représentation le mot « folle ». Moi qui ai fait pas mal de théâtre, j’ai eu plusieurs fois des gens qui intervenaient dans la salle et dans tous les cas, dès qu’ils se mettent à parler, ils deviennent acteurs ; comme ils ne sont pas prêts à ça, quand le public se tourne vers eux, ça se dégonfle tout de suite. Vous ne pouvez pas faire ça quand vous arrivez dans une salle – dans n’importe quel spectacle.
Le Blog SC : Votre position en scène a été modifiée ?
C. B. : Oui, c’était très complexe. J’en ai le souvenir suivant : elle venait voir du théâtre dans mon espace, c’était un monologue et le moment où ça se passe, je n’avais pas de porte de sortie. J’étais sur scène, tétanisé. Cette scène est le noyau du livre ; je la mettrai dans mon film. Quand vous montez un film, il y a des tas de gens qui se mettent à lire le scénario et il y en a certains que cette scène rend furieux, qu’elle dérange profondément. Je me souviens de la remarque de Jean-Loup Dabadie – c’est un bavard invétéré et un jour j’ai réussi à lui glisser cette histoire qui lui a cloué le bec – : « Cette histoire-là, si vous la mettez dans une fiction, on n’y croira pas. »
C’est l’irruption d’un réel inassimilable qui troue la fiction théâtrale ?
C. B. : Absolument. Il y a le souvenir très fort que plus j’avançais dans le texte – et je ne pouvais faire autrement –, plus je masquais le réel. À un moment, ma mère dit au public qui tentait de la faire taire : « Je dis ce que j’ai envie, c’est mon fils ! » Alors les gens se sont marrés parce que malgré tout, le public se dit que c’est un coup monté. Il y a aussi un phénomène qui arrive quand un acteur a un trou, quand il y a un dérèglement dans le spectacle : le public est un animal qui le sent tout de suite, ça l’électrise. Il y a un danger possible et le public comme masse se réveille – s’il s’était un peu assoupi. Le drame qui m’arrive à ce moment-là, qui se met à être une représentation, fait que les gens sont subjugués. Il y a l’abîme et, dans cet événement, un sentiment de culpabilité, car continuant le texte, le texte gagne sur elle, la vainc : le texte est vainqueur. Louis-René Des Forêts est plus intelligent qu’elle, donc il l’humilie. Le public se réjouit de cette humiliation, d’autant plus qu’il la croit feinte. Et là, vous avez le sentiment d’humilier votre mère en public, le sentiment d’une culpabilité. J’essayais par le regard, impuissant, de lui dire : « Arrête. » D’ailleurs, ma sœur après m’a dit qu’elle était à côté d’elle, qu’elle essayait de la raisonner, mais ma mère continuait. Au fond, elle a réussi quelque chose : on ne se parlait plus depuis un an. Elle a réussi à reprendre la parole. Bravo ! De cette façon, c’était réussi. Elle faisait partie de ces gens qui sont prêts à payer des prix.
Propos recueillis par Françoise Biasotto et Pierre Falicon
Lire la première partie de l’interview.
[1] Louis-René des Forêts, Le Bavard, Gallimard / L’Imaginaire, 1978.
Catégories :Culture & Société
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.