La « folie du voir » de l’artiste ORLAN

Par E. Pontier – L’« art charnel » de l’artiste plasticienne ORLAN questionne le statut du corps et son rapport aux diktats de la norme. Elle est passée d’opérations chirurgicales-performances pratiquées sur son propre corps à la self-hybridation d’images utilisant la technique du morphing.

orlan

L’art « charnel » d’ORLAN,
le corps en jeu.

Née en 1947, ORLAN est une artiste-plasticienne française vivant entre Paris, New York et Los Angeles. Elle raconte que lorsqu’elle était une toute jeune fille, elle se sentait rebelle et critique par rapport à la société des adultes[1]. Elle avait le sentiment de penser vraiment différemment des autres. Mais lorsqu’elle se regardait dans le miroir, elle ne voyait qu’une charmante jeune fille qui plaisait aux hommes, finalement des plus banales. Elle n’acceptait pas que la différence ressentie au plus profond d’elle-même ne soit pas perceptible dans son reflet, qui ne présentait qu’une belle image. C’est cette différence qu’elle dit chercher à inscrire dans les neuf opérations chirurgicales-performances qu’elle a fait pratiquer entre 1990 et 1993.

Il s’agirait donc, avec son travail d’artiste qui engage son corps réellement, de produire dans son corps même sa singularité et de traiter ainsi le regard de l’Autre susceptible de la réduire à un objet sexuel. Ce regard peut toujours surgir et elle a préféré se faire opérer, pour les trois dernières interventions, par des femmes chirurgiens, car les chirurgiens hommes étaient, selon elle, trop préoccupés de préserver sa beauté.

La septième intervention l’a dotée de deux protubérances sur les côtés droit et gauche du front. Elle a détourné pour cela des prothèses utilisées habituellement par la chirurgie esthétique pour rehausser les pommettes. De grands couturiers ont par la suite maquillé leurs mannequins de cette façon.

ORLAN dit situer son travail entre « la folie du voir et l’impossibilité du voir ».

« Impossibilité du voir » ? Dans le miroir en effet, comme l’indique son souvenir, elle ne se reconnaît pas. Plus précisément : l’image ne reflète pas la singularité de son être. Il y manque le regard de l’Autre qui opère lors du stade du miroir. Lors de ce temps logique en effet, l’image, qui vient habiller l’être du sujet, est prise dans le regard de l’Autre qui nomme et ainsi noue les trois dimensions : réel, symbolique et imaginaire. L’enfant, soumis au morcellement pulsionnel, trouve dans l’image le sentiment de son unité, mais pas sans une perte car tout n’est pas pris dans l’image. Cette perte sera le point d’appel à l’Autre vers lequel l’enfant se retourne pour recevoir de lui une nomination, « c’est toi ! », qui le désaliène de l’image. Le travail d’ORLAN dénude ce moment « formateur du je » auquel son travail pour se faire une image sur mesure semble dédié.

« Folie du voir » ? L’artiste parle de montrer ce qui se cache derrière l’image, un réel au-delà de la barrière du beau. C’est sans doute ce qui la pousse à se prendre en photo durant les quarante jours qui suivent une opération chirurgicale-performance, offrant le spectacle des transformations de son visage tuméfié, coloré par les hématomes post-opératoires. Ce qui l’intéresse, répète-t-elle, c’est « le processus », la fabrique de l’image et l’engendrement des images : ce qui ne peut se voir ?

ORLAN poursuit ce travail sur l’image dans ses « Self-Hybridations pré-colombiennes » où, grâce à la technique du morphing, elle propose un mixage virtuel de son image avec des représentations de la beauté selon la culture précolombienne mexicaine, toujours dans le but de dénoncer les modèles.

Élisabeth Pontier

[1]Les citations et éléments ayant inspiré ce texte sont issus de l’interview de l’historienne d’art Christine Buci-Gluksmann dans l’ouvrage ORLAN : triomphe du baroque (éditions Images, 2000) et de l’article de Jacques-Alain Miller : « Initiation aux mystères d’Orlan » (Le Nouvel Âne, n° 8, 2007).

Le site web de l’artiste : www.orlan.eu

 



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