Fou ou simulateur ? Une fable d’Edgar A. Poe

Par F. Denan – La frontière entre folie et raison peut être bien ténue. Les aliénistes du XIXe siècle cherchent à poser leur spécialité à partir de cette difficulté. L’écrivain Edgar A. Poe s’empare de la thématique.

Image extraite du film Le système du docteur Goudron et du Professeur Plume, de Claude Chabrol (1980).

Image extraite du film Le système du docteur Goudron et du Professeur Plume, de Claude Chabrol (1980).

Alors que la Terreur bat son plein, un médecin inspiré par les Lumières, Philippe Pinel, brise les chaînes des fous de Bicêtre puis, deux ans plus tard, celles des folles de la Salpêtrière. Il regroupe les aliénés dans des asiles, les séparant des épileptiques, des indigents et autres syphilitiques : ce faisant, il médicalise la folie. Puis il invente le « traitement moral », en prêtant au fou un reste de raison qu’il s’agira d’activer par le dialogue, jusqu’à obtenir de ce dernier la critique de son propre délire[1].

Edgar A. Poe[2] nous fait pénétrer au cœur d’une « maison de santé » au sud de la France. Le narrateur a entendu parler de la méthode thérapeutique révolutionnaire qui y règne – le « système de la douceur[3]» : éviter les pratiques coercitives – châtiments ou réclusion – et « ménager[4]» les pensionnaires. Là, le lecteur tressaille : l’humanité du traitement est en effet poussée jusqu’à un point déraisonnable. Loin de contredire le malade, on abonde en effet dans son sens : par exemple, s’il se prend pour un poulet, on le nourrit de grains.

La folie et le visible

Le ressort du récit tient dès lors à un brouillage de la frontière entre folie et raison. Si l’on autorise la circulation « dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur bon sens[5] », si « chaque fou [a] la charge de surveiller les actions de tous les autres[6] », comment distinguer les surveillants de leurs pensionnaires ?

Lors du repas, le doute s’installe. Le visiteur note l’excès qui prévaut en tout : la « richesse extravagante des toilettes[7] », la « table […] surchargée de toutes sortes de friandises[8] », la musique qui relève plutôt d’une « infinie variété de bruits[9] ». Les convives sont des originaux, mimant eux-mêmes le fou dont ils parlent[10]. On y sert des plats curieux (le lapin au chat). Tout cela est mis au compte des « provinciaux du Midi [qui sont] des gens particulièrement excentriques[11] ».

Le directeur raconte alors que, quand sévissait encore le système de la douceur, les fous en avaient profité pour neutraliser les gardiens. Il évoque la « ruse […] proverbiale[12] » du fou qui n’est « pas nécessairement un sot[13] ». Vacillation du narrateur (et du lecteur).

De l’art de poser un diagnostic

Sous la plume ici humoristique d’Edgar Poe, le rapport problématique de la folie avec le visible est posé : la folie ne se déduit pas de ce que l’on voit.

L’enjeu est d’importance. En effet, au XIXe siècle, les aliénistes peinent à apparaître comme médecins (« leurs » maladies ne sont pas des atteintes du corps). Ils cherchent donc à être légitimés dans le champ social en se posant comme des « spécialistes » lorsque le diagnostic est difficile à poser, à partir de préoccupations judiciaires – la responsabilité de l’acte criminel – ou relatives à la validité de certains testaments. D’où l’émergence de nouvelles entités nosographiques telles que la manie sans délire (Pinel) ou la « folie raisonnante » (Esquirol).

Ce souci diagnostique conduit à affiner l’observation, d’où une inflation sémiologique. Lacan opèrera en 1953 un changement radical de paradigme : c’est désormais un fait de structure – la forclusion du Nom-du-Père – qui permet de trancher, non plus un simple comportement.

Françoise Denan 

[1] C’est pourquoi Michel Foucault, dans Surveiller et punir, fera de l’asile du XIXe siècle le lieu de l’uniformisation morale et sociale.

[2] Poe, E. A., « Le système du docteur Goudron et du professeur Plume », Histoires grotesques et sérieuses, Folio classiques, 2010.

[3] Ibid., p. 177.

[4] Ibid., p. 180.

[5] Ibid., p. 177.

[6] Ibid., p. 180.

[7] Ibid., p. 182.

[8] Ibid., p. 184.

[9] Ibid., p. 185.

[10] « nous avons eu […] un individu qui se prenait pour un âne. […] il était sans cesse occuper à ruer avec ses talons… comme ça… », ibid., p. 186.

[11] Ibid., p. 184.

[12] Ibid., p. 197.

[13] Ibid., p. 199.



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