Un cas paradigmatique de la psychose ordinaire # 1

La psychanalyse s’est toujours intéressée à la psychose extraordinaire, qui continue à faire enseignement. Mais il y a des sujets psychotiques plus modestes, plus discrets. Les cas présentés par Hervé Castanet dans Ne devient pas fou qui veut. Clinique psychanalytique des psychoses sont de ceux-là. Il a accepté que le Blog SC en restitue trois, introduits par Françoise Haccoun. Premier rendez-vous, avec « Luc. Le brouillard ». 

Le terme de psychose ordinaire a été inventé et introduit dans notre champ par Jacques-Alain Miller en 1998, à l’occasion de la convention d’Antibes, l’une des rencontres annuelles des Sections cliniques francophones. La psychose ordinaire n’est pas une catégorie clinique lacanienne. C’est une création extraite du dernier enseignement de Lacan. Elle n’a pas de définition rigide.

Jacques-Alain Miller dit qu’il n’a pas inventé un concept mais un mot, un signifiant, faisant le pari que ce signifiant pourrait avoir des échos chez le clinicien. Et il en a. Des recherches cliniques se poursuivent à ce sujet. Pourquoi ce terme ? Pour esquiver la rigidité d’une clinique binaire névrose / psychose, un « ou bien, ou bien » absolu.

En quoi le « brouillard » constitue-t-il un phénomène élémentaire ? C’est ce qui n’a pas été symbolisé qui fait retour dans le réel. Il est ce brouillard lui-même. Dans le cas de Luc, ce sujet n’apparaîtra psychotique qu’après coup, après s’être enfoncé dans le brouillard et perdu dans l’anonymat, il part sans prévenir et sans laisser d’adresse.

Berlinde de Bruyckere, sculpture présentée lors de l’exposition Les Papesses (Avignon, 2013).

Quel était le statut de Luc à l’orée du travail clinique ? Une image : c’est comme s’il y avait une sorte de brouillard sur la plaine et que cette présence ne permettait pas de savoir si ce sujet était du côté de la névrose ou du côté de la psychose. Le brouillard – dans les termes de la clinique structurale : Nom-du-Père, oui ou non – empêche de repérer de quel côté il se situe. Le « brouillard » brouille la clinique discontinuiste où les séparations s’agencent par le ou exclusif.

Par contre, dans une clinique continuiste, il n’apparaît plus comme ce qui empêche de produire le repère diagnostique : il est ce qui permet d’épingler la position du sujet. Le « brouillard » indexe sa jouissance jamais symbolisée, toujours en suspens

Le lieu de l’Autre, comme Autre de la Loi, manque. Le lieu de l’autre est troué, et cela ne fait pas mémoire.

Françoise Haccoun

 

Des blancs
Luc, dont je vais déplier les coordonnées subjec­tives, est venu me voir alors qu’il exerçait, à mi-temps, la profession de libraire de livres d’occasion. Il avait quarante-cinq ans et vivotait de cette activité dans un petit local. Il laissait les choses en l’état, incapable, disait-il, d’agir, de rebondir, d’aller plus avant. Professionnellement, il ne faisait rien d’autre. D’emblée il me dit : « Je ne sais pas ce que j’attends, c’est bien embêtant. » Apparemment, il voulait parler de sa vie – ce qu’il avait déjà fait auprès de deux analystes pendant quelques années. Il le fit laissant ses phrases en suspens, accumulant hésitations et silences. J’acceptais néanmoins sa demande d’analyse mais déjà j’étais intrigué. Dès les premiers entretiens je lui avais demandé, plutôt vivement, s’il était gêné, embarrassé de vivre ainsi, la misère approchant – de fait aux crochets de sa femme. Il supporta ma vivacité, reconnut ne s’être pas vraiment posé la question. Dans tous les cas, ni gêne, ni embarras n’apparurent. Je le pris des années de cure durant pour un obsessionnel figé, son désir en sourdine, toujours séparé de la vie par une épaisse vitre, esquivant la question qu’une femme lui adresse, attendant un ennemi (in fine le père et ses figures) qui jamais n’arrive refoulant systématiquement la haine qu’il lui voue. Bref, Luc aurait pu être le héros du fameux Désert des tartares de D. Buzzati : un mort vivant.

Hervé Castanet, « Luc – Le brouillard », extrait de Ne devient pas fou qui veut. Clinique psychanalytique des psychoses (Lussaud, coll. L’impensé contemporain, 2013, 2e édition revue et corrigée).
Lire la suite : Ne devient pas fou-Luc-Le-brouillard
Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Lire la présentation du cas « Alphonse – Une vie de calculs » par Patrick Roux.

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