Par M. Novaes – Dans la nouvelle L’Aliéniste, de Machado de Assis (1881), Simão Bacamarte, homme de science, décide de créer un asile selon ses conceptions de la « normalité » dans un petit village proche du Rio de Janeiro de la fin du XIXe siècle. Où l’on découvre que les enjeux classificateurs de la folie ont été posés par l’auteur, bien avant le DSM.
Guidé par des raisons « humaines et purement scientifiques » et partant d’une césure entre la raison et la non-raison, l’aliéniste Simão Bacamarte[1] décide d’interner dans son asile des « déments » dont les villageois d’Itaguaï n’avaient jamais fait aucun cas auparavant.
Rapidement, sa théorie évolue selon l‘idée que « la raison consiste dans le parfait équilibre de toutes les facultés ». « Froid comme un diagnostic », il se lance dans une vaste classification de ses pensionnaires : des classes, des sous-classes, des sous-sous-classes…
Tout est folie
Le nombre d’internés ne cesse de croitre et la terreur s’installe. Le ramassage ne connaît plus de frein, tout est folie. Même Dona Evarista, qu’il avait choisie comme épouse pour « des conditions psychologiques et anatomiques de premier ordre, telle une bonne digestion, le sommeil et le pouls régulier… », se trouve internée pour avoir hésité entre un collier de grenats et un de saphirs !
Puis, grand tournant : un renversement de la théorie se produit, issu d’une nouvelle conviction qui considère comme normaux et exemplaires les états de déséquilibre. Ainsi, les cas d’équilibre parfait, au contraire, seraient signe de pathologie !
Un jour, tous les fous étant guéris et l’asile vidé, un nouveau questionnement s’impose : « étaient-ils fous vraiment, et je les aurais guéris, ou ce que j’ai cru être une guérison n’a-t-elle été que la découverte d’un constant déséquilibre dans le cerveau ? » Puis, la consternation : et s’il n’y avait pas un seul fou dans tout Itaguaï ? Cette conclusion absolue venant détruire complètement sa doctrine, il se trouve plongé dans une grande tourmente morale.
« Conviction scientifique »
En fait, le seul spécimen disposant des caractéristiques de l’équilibre mental le plus accompli, c’est lui-même. Le Dr Bacamarte se rend compte alors qu’il présente l’ensemble des qualités caractérisant un parfait dément. C’est ainsi que l’aliéniste, motivé par une clarté apaisée, inébranlable, s’interne lui-même, « le regard brillant de conviction scientifique », pour se consacrer à l’étude de son cas et à sa guérison. Car c’est affaire de science.
Parue en 1881, la nouvelle de Machado de Assis anticipe la création du DSM un siècle plus tard, telle que décrite et commentée par Eric Laurent[2]. Pour échapper au modèle psychanalytique, notamment dans ses dérives américaines des années soixante-dix, le projet du DSM a été conçu dans un souci de classification se voulant univoque. Modèle qui s’est aussi trouvé pris dans une spirale classificatrice sans fin, surtout depuis sa dernière version, le DSM-5.
Psychanalyse vs classification
La psychanalyse ne se prête pas à la logique des classifications car, avant tout, elle réfute la notion même de normalité. « Tout le monde est fou, c’est-à-dire délire », c’est la voie par laquelle Lacan a radicalisé l’avancée freudienne dans son dernier enseignement, nous rappelle E. Laurent[3]. Cet enseignement, orienté par le réel, est la véritable boussole des Sections cliniques, rappelle Hervé Castanet dans l’introduction de son ouvrage Ne devient pas fou qui veut[4] .
La psychanalyse cherche à loger la faille fondamentale de sa « mentalité », selon E. Laurent, qui cite Lacan dans le Séminaire XIX …ou pire : la maladie mentale, en tant qu’entité nosologique, n’existe pas. « Ce n’est pas du tout entitaire, la maladie mentale. C’est plutôt la mentalité qui a des failles[5] ». Voilà en quoi notre aliéniste n’était pas lacanien !
Maria Novaes
[1] Machado de Assis, Joaquim-Maria, L’Aliéniste, Editions Métailié, 1984.
[2] Laurent, Eric, « La crise post-DSM et la psychanalyse à l’âge numérique ». La Cause du désir, n° 87, 2014.
[3] Ibid., p. 149
[4] Castanet, Hervé, Ne devient pas fou qui veut. Clinique psychanalytique des psychoses, Editions Lussaud, 2013 (2e édition revue et corrigée).
[5] Laurent, Eric, « La crise post-DSM et la psychanalyse à l’âge numérique », op. cit., p. 166.
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