Le 6 janvier 1976, Jacques Lacan conduit une présentation de malade, Mme S., à Sainte-Anne. À partir d’une transcription de cette présentation [i], nous livrons trois extraits cruciaux de l’entretien, témoignant du style de J. Lacan : tout en douceur mais rigoureux et exigeant sur le détail, accordant une attention particulière au ressenti propre à faire surgir toutes les replis de la subjectivité en cause.
Tout au long de l’entretien, Lacan « légitime » les questions qu’il pose à la patiente, afin d’atténuer leur éventuelle valeur d’énigme : « Ici je comprends mais là je ne vous suis plus. » Chez cette patiente en effet, les phénomènes élémentaires surgissent électivement en situation d’examen ou de jugement. Lacan se fait également le moins interprétatif possible. Quand la patiente est émue jusqu’aux larmes, il s’excuse mais poursuit le questionnement sans s’y arrêter. Il n’y a pas trace de culpabilité dans son « je vous demande pardon ». Il prend acte simplement. Quelque chose comme : « Les signifiants que vous déposez ne seront pas perdus. »
Lire l’article sur la Présentation de malades à la Section clinique Aix-Marseille.
1er extrait
Le Dr Czermak – psychiatre en charge de Mme S. – précise que Lacan entrait en général en poursuivant un dialogue avec la personne présentée. C’est sans doute à sa réaction devant l’assemblée que Lacan lui dit ceci :
— « Nous sommes tous médecins et, naturellement, tous s’intéressent à vous ; racontez-moi un peu comment tout cela est parti. Qu’est-ce que vous faites ? »
— Je suis kinésithérapeute
— Kinésithérapeute… et comment avez-vous été amenée à faire ce métier ? Peut-être pouvez-vous en dire quelque chose ?
— J’avais loupé mes examens pour continuer ma médecine. Comme j’étais mariée, j’ai fait la kinésithérapie.
— « Comme j’étais mariée.. » Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Pendant que mon mari continuait ses études.
— Il continuait ses études de quoi ?
— De médecine.
— Il est médecin ?
— Oui
— Ah oui, cela a un intérêt ; on ne me l’avait pas dit. On m’a dit pas mal de choses mais on ne m’avait pas dit cela. Vous avez donc fait kinésithérapie ?
— J’ai travaillé.
— Il y a combien de temps de cela ? Vous avez souffert de vos échecs ?
— C’est en 62-63 que j’ai commencé… cela fait 12 ou 13 ans
— À ce moment là… Sautons à l’autre bout ; comment avez-vous été amenée ici ?
— Comment je suis venue ici ?
— Oui, comment êtes-vous venue ici ? c’est une question qu’il est naturel que je vous pose. (…)
2e extrait
(Lacan)
— C’est quand même vous qui l’avez demandé [le divorce] ? A la suite de quoi ? Ce n’est pas absolument de plein gré ?
(Mme S.)
— Non, bien sûr.
— Si vous l’avez demandé, c’est pour une raison sur laquelle j’ai eu des renseignements plutôt vagues.
— C’est après m’avoir trompée.
— Ah ! oui, trompée avec qui ?
— Avec une femme, avec une dame, une de ses anciennes malades.
— Ah ! oui. J’aimerais quand même – je fais là un petit saut – que vous essayez de me parler de vous.
[La patiente secoue la tête]
— C’est parce que je m’intéresse à ce qui se passe pour vous. Si vous pouviez me donner le sentiment, la manière dont vous avez ressenti tout cela. Cela suppose que je vous laisse un simple choix du moment où vous partirez pour m’éclairer sur…
— Sur le fait que j’ai demandé le divorce ?
— Non, ce n’est pas tellement ça qui m’importe ; c’est de savoir comment vous sentez les choses parce que, bien sûr, tout cela me paraît tout à fait raisonnable. Si votre mari vous a trompée je ne vois pas pourquoi vous le supporteriez mieux que cela n’est supporté généralement. Jusqu’ici tout est compréhensible mais j’aimerais en savoir plus. Je veux dire ; je vous comprends très bien dans ce que vous me racontez là. Mais vous dans tout ça ? J’aimerais bien savoir pourquoi, à votre sentiment, vous avez échoué dans vos études. Vous avez échoué parce que…
— Je ne travaillais pas assez.
— Comment se passaient les examens ?
— J’ai eu peur de l’oral. J’aime pas l’oral.
— Qu’est-ce qui se passait aux oraux ? Vous aviez peur ? C’était bien légitime puisque vous y échouiez.
— Je ne pouvais plus parler.
— À quoi cela tenait que vous ne pouviez plus parler ?
— J’avais l’impression que je n’étais pas seule.
— Que vous n’étiez pas toute seule à quoi ? Pas toute seule à répondre ?
— À ne pas répondre.
Quelques commentaires de Lacan lors de la présentation
« On n’en saurait pas autant si elle n’était pas venue ici. Voilà ce qu’on peut en dire. La psychose est beaucoup plus commune qu’on ne croit. Elle est même assez répandue[ii]. Il y a une chose qui n’est pas psychotique et qu’elle n’a pas pu supporter. »
« C’est un cas où il faut parier […] Je fais le pari qu’elle va reprendre ce que j’ai appelé sa routine. »
Apprenant que la patiente allait recevoir sa notification de divorce :
« J’ai le sentiment que maintenant, elle a fait son deuil. Il est certain que c’est parce que je l’ai poussée dans ses retranchements qu’elle a eu ceci – qui est tout de même favorable – une réaction émotionnelle qui répond à la situation objective[iii]. »
« Elle a eu certainement, une année, à proprement parler, une poussée psychotique. C’est-à-dire que ça ne va pas durer. » C’est là-dessus que porte le pari […] On a le sentiment que la psychose n’a pas gagné, qu’elle n’est pas omniprésente. »
Patrick Roux
[i] Document inédit.
[ii] C’est nous qui soulignons. Cette remarque prend une valeur particulière aujourd’hui, alors que le concept de psychose ordinaire permet de déceler les formes discrètes mais multiples de la psychose. Belle anticipation de Lacan !
[iii] Lacan n’excluait pas d’intervenir au cours de la présentation. La présentation n’est pas seulement un dispositif d’investigation.
Catégories :Concepts & Clinique, Le Blog SC, Psychoses 2015
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