SC. "Faire institution au temps de l’Autre qui n’existe pas", par Eric Zuliani

En préparation des 3 journées de formation Vers les institutions organisées par la Section clinique d’Aix-Marseille et intitulées  «comment faire avec le mal-être contemporain? », Sylvie Goumet,psychanalyste à Marseille, enseignante à la Section clinique interroge Eric Zuliani, psychanalyste à Nantes, vice-Président de l’École de la Cause freudienne, enseignant à la Section clinique de Nantes dans cet entretien: « Faire institution au temps de l’Autre qui n’existe pas. »

Sylvie Goumet : Notre époque, celle de l’inexistence de l’Autre, « ouvre véritablement ce que nous appellerons l’époque lacanienne de la psychanalyse. Et cette époque, c’est la nôtre » nous indique Jacques-Alain Miller [1]. « La nôtre » veut-il dire que les institutions, où nous intervenons à l’occasion, sont prises aussi dans cette époque ?

Éric Zuliani : Cette question de l’Autre qui n’existe pas, que Jacques-Alain Miller, en compagnie d’Éric Laurent, a particulièrement mis en évidence dans notre champ, peut s’entendre de plusieurs manières. Essayons de saisir les différents sens que cet Autre qui n’existe pas peut prendre dans le travail institutionnel.

Il faut d’abord dire que l’institution, par exemple l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (itep) où je travaille, est, au même titre que toute institution, plongée dans son époque. L’inexistence de l’Autre y a pris la forme, par exemple, de l’accueil à temps partiel dans l’institution. En effet, le jeune n’y est plus accueilli à temps plein, mais en plusieurs lieux dans lesquels il se rend dans la semaine. Actuellement, avec l’inclusion, sur une semaine, il va un peu à l’école, un peu à l’hôpital de jour et un peu à l’itep. Cela veut dire qu’un Autre ne prétend plus répondre totalement aux difficultés d’un jeune. Le plusieurs est donc venu supplanter l’Autre au singulier, massif et totalisant. Or je ne crois pas que cette modification, dont la plus importante, le désir d’inclusion scolaire des parents pour leurs enfants, soit due d’abord à des décisions bureaucratiques. Le symptôme, sa manifestation, sa formalisation, le goût d’une époque aussi, ont toujours un tour d’avance sur celles-ci. Donc dans ce premier sens, le plusieurs vient à la place de l’Autre. Cela opère un déplacement important : il n’y a pas d’institution, toute faite, déjà établie, mais la nécessité de faire institution.

Dans un second sens, et là nous pénétrons la pratique proprement dite, l’inexistence de l’Autre qui saurait et dirait ce qu’est le jeune que nous accueillons, là où il doit aller et comment nous devons faire avec lui, implique de rencontrer ce jeune et de nouer une relation sans modèle préétabli. J.-A. Miller dit d’ailleurs dans ce même cours que « le social du symptôme n’est pas contradictoire avec la thèse de l’inexistence de l’Autre. Au contraire, l’inexistence de l’Autre implique et explique la promotion du lien social dans le vide qu’elle ouvre. [2] »

SG : Je comprends du coup ce faire institution. Faire institution, veut dire que la seule institution qui importe est l’institution d’un lien social, non ?

EZ : Exactement ! Si l’Autre n’existe pas, alors ce qui vient à la place de l’Autre, Lacan l’a dit, c’est le discours comme principe du lien social.[3] En vérité, personne ne fait autrement dans une institution que de viser la rencontre, d’instituer le transfert, sauf si l’on vient embrouiller le praticien par les évaluations et les protocoles. Comme tu le sais, Sylvie, j’ai commencé ma pratique dans une pouponnière médicale, avec de tout jeunes enfants dits autistes. Eh bien, ils m’ont beaucoup appris, à partir de leur asocialité radicale qui met le corps au premier plan. Il n’est pas facile de nouer une relation avec quelqu’un quand il n’y a pas de lieu de l’Autre, commun aux deux interlocuteurs, qui puisse garantir un échange, une routine du lien social à partir de significations à peu près communes. Cette radicalité de l’expérience de l’autisme, éclaire la manière dont on peut établir un discours, c’est-à-dire un lien social, parfaitement inédit et parfaitement opératoire pour l’accompagnement d’un sujet. Voici une anecdote liée à cette époque de travail dans cette pouponnière. Quand je suis venu chercher pour la seconde fois Antonin, trois ans et demi, dans sa salle de vie, son auxiliaire de puériculture m’indiqua avec tact que notre première rencontre avait produit des effets : Antonin ne se balançait plus dans un placard en se mordillant les doigts jusqu’au sang, mais galopait à présent dans tous les sens en criant. Elle se demandait, tout comme moi, comment juger ces nouveaux phénomènes. Il a fallu une conversation à plusieurs pour tomber d’accord sur le fait que le balancement incessant dans un placard et l’automutilation n’étaient pas une vie. Je continuai donc à le rencontrer.

SG : Il est donc question du lien social, aussi entre ceux qui s’occupent des sujet accueillis ?

EZ : Oui, et cette conversation a retenu mon attention, d’autant plus qu’elle s’établissait par nécessité dans un milieu très médical où il n’y avait pas de réunions établies. Là encore c’est le réel de la pratique qui nous obligeait à parler entre nous, sur un coin de table ou dans la salle de jeu. L’auxiliaire de puériculture d’Antonin déployait des trésors d’invention pour tous les moments de sa vie. Rien ne faisait routine pour Antonin, il n’y avait pas d’Autre pour ordonner son existence, il fallait donc chaque fois le rencontrer. Chaque intervenant initiait avec beaucoup de tact ce qu’on appelle un lien social, une relation non par la communication mais par le fait de se parler.

Si nous sommes obligés d’établir un lien social, c’est pour deux raisons. D’abord parce que l’Autre – l’Autre que l’on peut trouver dans un premier temps de l’enseignement de Lacan, sous les espèces de l’Autre préalable – n’existe pas : L’Autre préalable est une fiction que Lacan n’a cessé de trouer. Dans un passage des Écrits, d’ailleurs il dit les choses comme cela à propos de la jouissance : « […] la Jouissance, c’est elle dont le défaut rendrait vain l’univers. En ai-je donc la charge ? ‒ Oui sans doute. Cette jouissance dont le manque fait l’Autre inconsistant, est-elle donc la mienne ? L’expérience prouve qu’elle m’est ordinairement interdite, et ceci non pas seulement, comme le croiraient les imbéciles, par un mauvais arrangement de la société, mais je dirais par la faute de l’Autre s’il existait : l’Autre n’existant pas, il ne me reste qu’à prendre la faute sur Je [4] ». Mais tiens, il me revient ce qu’avait dit J.-A. Miller en traçant les perspectives du thème de la Journée de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant sur « L’enfant et le savoir » : « D’abord […] nous accueillons dans la psychanalyse des sujets traumatisés par le savoir de l’Autre, et par son désir et par sa jouissance, lesquels savoir, désir et jouissance de l’Autre ont pris, pour certains enfants, valeur de réel. Il s’agit, ceux-là, oui, de les mener, mais de les mener, non pas au dux, non pas à croire au chef, mais de les mener à ceci que l’Autre n’existe pas. [5] » Eh bien une phrase comme celle-ci est susceptible de permettre une orientation de travail dans une institution, avec comme perspective l’inexistence de l’Autre.

SG : À t’écouter, on dirait, une fois de plus, que Lacan a anticipé les mouvements de notre civilisation. Aujourd’hui, les dispositifs, les volontés d’inclusion semblent en effet venir à la place d’institutions uniques qui seraient seules Autre pour un sujet. Comment vois-tu cette transformation des institutions du sanitaire ou du médico-social ?

EZ : Je participe à un dispositif pilote de ce type, une classe itep au sein d’un collège ordinaire, à partir de laquelle les jeunes vont en inclusion sur des temps de classe ordinaires. J’y pratique la séance régulière. Il s’agit d’un dispositif dont l’idée de sa création découle logiquement de la loi de 2005 sur l’inclusion scolaire. Voilà cinq ans que j’y suis en compagnie du directeur, de la chef de service et de deux éducateurs. Une enseignante spécialisée de l’Éducation nationale se joint à nous. C’est une expérience qui est une épreuve pour les jeunes accueillis sur ce dispositif… et pour nous ! Ce qui frappe d’emblée, c’est qu’au collège, l’Autre existe encore ! Il y a comme un « ordre dur » qui y règne au vu de l’âge accueilli. Pourquoi ? Parce que l’école reste encore un lieu programmatique : c’est-à-dire qu’à l’école, il y a un programme à suivre. Notre dispositif est plutôt liquide, mouvant, se réglant sur le lien social établi avec chaque jeune. L’école, ce n’est pas la même chanson ! Cet ordre est à peu près admis par les collégiens, mais difficile pour les jeunes de notre institution. Ils nous ont très vite indiqué que cet Autre – du savoir, du désir et de la jouissance – se remettait à exister terriblement pour eux : retour pour eux à ce qui fut traumatique. Ils prirent alors la direction de l’étude et du cdi (Centre de Documentation et d’Information) : des endroits où ça murmure, enfin ! Puis nous avons été obligés, dans un premier temps de revoir à la baisse la question de l’inclusion.

SG : Ce dispositif auquel tu participes et qui n’est déjà plus l’institution telle qu’on la connaissait, t’apprend-il quelque chose sur la façon dont les institutions se renouvelleront ?

EZ : Écoute pour te répondre je vais te raconter quelque chose. Il se trouve que récemment, j’ai assisté à des témoignages sur l’autisme de J. Schovanec et H. Horiot, qui ont l’intérêt d’être issus de l’expérience de l’autisme plutôt que d’être pris dans une idéologie psychologique. Dans leurs propos, le fait de parler prend le pas sur les facultés psychiques introuvables à ce jour ; la rencontre supplante protocoles et méthodes ; « s’adonner à ses centres d’intérêt » met en lumière un fonctionnement, celui du symptôme et non un dysfonctionnement ; la clinique de l’objet se montre plus pertinente qu’un abord sensoriel. Mais surtout, leurs témoignages éclairent aussi ce que notre société traverse aujourd’hui : un « moment autisme ». A Question d’École en 2017, j’avais proposé de considérer l’autisme comme un problème de société, mais sans l’avoir vraiment démontré. Ce sont leurs témoignages qui m’ont fait apercevoir ce « moment autisme » de notre société : celui d’un basculement que Lacan a anticipé en conceptualisant l’Autre préalable et l’Autre qui n’existe pas. Il a aperçu qu’une logique avait dominé où le sujet était invité à s’inscrire – symptomatiquement bien sûr – dans un Autre préalable, déjà établi – école, université, etc. Il y faisait bien sûr valoir et le désir et la jouissance le rendant finalement inconsistant, inexistant. L’autisme comme question de société propose une autre logique : ces configurations institutionnelles n’existent pas préalablement ; c’est en s’y inscrivant au un par un qu’elles se mettent à exister, nouant le pour tous et le chaque un. Si ce n’est pas établi à l’avance, que faut-il établir ? Non pas un nouvel Autre, mais un lien social, car il n’y a que ça dit Lacan. Le mouvement de l’inclusion, à l’école notamment, l’une des dernières institutions, est irréversible, mais bonne nouvelle peut parfaitement s’interpréter avec Lacan. C’est ce qu’on peut souhaiter au nouveau module – Vers les institutions -, que votre section clinique inaugure !

[1] Miller J.-A., Laurent É., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », La Cause freudienne n°35, mars 1997, p. 5.

[2] Ibid., p. 8.

[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore (1972-1973), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1975, p. 21 : « cette notion de discours est à prendre comme lien social, fondé sur le langage ».

[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819-820.

[5] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », (Présentation du thème de la deuxième Journée d’étude de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant, 19 mars 2011), Peurs d’enfants, Navarin éditeurs, coll. La petite Girafe, 2011, p. 18-19.

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Photo: Félix Gonzalez-Torres, Untitled Portrait of Ross in L.A



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