SC. Colloque 2019 – Interview – Valérie Pera-Guillot

Valérie Pera-Guillot, psychiatre, praticien hospitalier, psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne a répondu à Elisabeth Pontier sur la question du nouage psychiatrie – psychanalyse.

Quels sont les rapports qu’entretiennent psychiatrie et psychanalyse : qu’est-ce qui les réunit, qu’est-ce qui les sépare, voire qu’est-ce qui les oppose?

La psychanalyse fut inventée par Sigmund Freud, qui, bien que médecin, eut longtemps à batailler pour faire reconnaître la psychanalyse contre les résistances de ses anciens collègues médecins. Par un retour de situation, face aux succès thérapeutiques obtenus dans les cures analytiques, il lui fallut ensuite mettre en garde les psychanalystes contre une absorption de la psychanalyse par le savoir médical. De son avis, une telle emprise de la médecine sur la psychanalyse signait la fin de la psychanalyse.

Lacan, avant d’être psychanalyste, fut psychiatre. Sa thèse de 1932 De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité[1], mais également d’autres écrits de sa jeunesse, témoignent de la solidité de la formation de psychiatre qui lui fut dispensée dans la plus pure tradition des grands maîtres de la psychiatrie classique.  Cependant il aperçut très tôt les impasses d’une lecture purement psychiatrique des cas et il se tourna vers la psychanalyse.

La demande

Pour Lacan, la fonction de médecin ne tient ni aux années d’étude, ni au savoir accumulé mais à la demande du malade. Ce que le malade vient chercher auprès du médecin, c’est essentiellement une adresse où il apprenne à faire avec son symptôme, plutôt qu’une disparition de celui-ci. Partant de là, Lacan invite le médecin à s’intéresser à cette demande du malade.

Mais le psychiatre, contrairement aux autres spécialités de la médecine, a plus rarement affaire avec la demande du malade ; il est plus souvent confronté à une demande qui émane d’un Autre : la famille, l’entourage, voire la société quand les troubles mentaux que présente le sujet compromettent l’ordre public ou la sûreté des personnes, selon les termes de la loi. Au contraire, dans l’analyse, la demande émane de celui qui s’adresse à l’analyste. Dans sa conférence sur le symptôme à Genève, Lacan précise quel est le devoir de l’analyste face à cette demande : « la personne, donc, qui a fait cette demande d’analyse, quand elle commence le travail, c’est elle qui travaille. Vous n’avez pas du tout à la considérer comme quelqu’un que vous devez pétrir. C’est tout le contraire. »[2]Ainsi, il revient à l’analyste d’accueillir la demande du sujet, telle que celui-ci la formule. Et plus loin, dans cette même conférence, Lacan, s’appuyant sur les recommandations de Freud, rappelle à l’analyste de ne pas mettre tout de suite dans un casier celui qu’en analyse on appelle un cas, mais d’écouter « en toute indépendance des connaissances acquises (…), que nous sentions à qui nous avons affaire, à savoir la particularité du cas. » L’intérêt porté par la psychanalyse à la particularité du cas s’oppose à l’universalisation du sujet pris dans le discours de la science, universalisation à laquelle obéit de plus en plus le discours psychiatrique.

Universalisation du sujet

Les psychiatres ont donc à faire avec la demande de l’Autre social. Ce n’est certes pas nouveau. En effet dans une intervention à la télévision, en 1973, Jacques-Alain Miller posait cette question à Lacan : « Les psychologues, les psychothérapeutes, les psychiatres, tous les travailleurs de la santé mentale –  c’est à la base, à la dure, qu’ils se coltinent toute la misère du monde. Et l’analyste pendant ce temps ? »

 Ce à quoi Lacan répondait : « Il est certain que se coltiner la misère (…) c’est entrer dans le discours qui la conditionne (le discours capitaliste), ne serait-ce qu’au titre d’y protester. » Et il poursuivait : « Au reste les psycho – quels qu’ils soient, qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » Les psychiatres ont donc à collaborer. Mais ce n’est pas au discours capitaliste qu’ils ont à collaborer, mais au discours du maître, en y inscrivant leur pratique, de la bonne façon.

Le philosophe Michel Foucault a consacré une partie de son enseignement à la question du pouvoir psychiatrique dans son lien avec le discours du maître ; il en démontrait le fondement tout en le dénonçant. Ce pouvoir psychiatrique est né, en France, avec Pinel, au moment où l’on a commencé a interné les fous suivant une double perspective : les observer et les soigner. L’observation fournit au psychiatre un rapport d’objectivité sur l’objet qu’il étudie, le fou, mais c’est aussi à travers le regard qu’il pose sur celui-ci qu’il trouve la légitimité de son savoir médical[3]. Concernant la thérapeutique de la folie, Foucault retient ce passage, extrait de l’oeuvre de Pinel, où le traitement est décrit comme « l’art de subjuguer et de dompter, pour ainsi dire, l’aliéné, en le mettant dans l’étroite dépendance d’un homme qui, par ses qualités physiques et morales, soit propre à exercer sur lui un empire irrésistible et à changer la chaîne vicieuse de ses idées »[4]. Paul Bercherie se réfère quant à lui au « transfert paternel »[5] que vise à susciter Pinel pour obtenir la confiance de l’aliéné.

En 1967, quand il prononce son discours sur la formation du psychiatre, Lacan pointe que le psychiatre reste l’héritier de cette position où il « est intégré comme tel à un certain rapport hiérarchique, qu’il le veuille ou pas, il est en position d’autorité, de dignité, de défense d’une certaine position (…) il s’agit précisément que ce soit par autre chose que par l’angoisse qu’il réponde à cette existence du fou. »[6]

Cependant, depuis plusieurs décennies, tout un pan de la psychiatrie rentre dans la médecine, le savoir clinique s’effaçant au profit du « dynamisme pharmaceutique »[7]. Ainsi, la position du psychiatre n’est pas à l’abri des remaniements qu’introduit la science dans les hiérarchies sociales, poursuit Lacan. Et il y a là un enjeu éthique pour le psychiatre qui, dans sa fonction de médecin, est directement concerné par les avancées des techniques scientifiques. Il s’agit qu’il ne se laisse pas aveugler par le semblant d’autorité que lui confère sa position dans la société, mais au contraire qu’il mette son savoir au service de l’étude des effets provoqués par la science sur le sujet dont il a la charge. Parmi ces effets, Lacan cite celui qui a le plus marqué le XX è siècle, la ségrégation.

Elle est une conséquence directe de l’universalisation du sujet, pris comme pur sujet de la science, c’est-à-dire l’homme né de l’union TCC[8]-médicament-DSM. Le DSM, manuel américain de diagnostique et statistique des troubles mentaux, définit et classe des troubles mentaux à partir de critères obtenus statistiquement. La ségrégation est une conséquence de la définition même du trouble. C’est en effet en fonction d’une certaine déviation par rapport à une norme définie par consensus que sont définis les troubles.

Cette psychiatrie n’accorde aucune place à une quelconque causalité psychique, ni à l’inconscient, ni à la jouissance, tout doit être objectivable. Le malade est réduit à l’objectivation des troubles dont il est affligé et qui sont répertoriés, c’est  un homme sans subjectivité[9]. La psychanalyse peut apporter au psychiatre un autre « centrement » dans son abord du fou.

« l’inconscient est structuré comme un langage »

En 1967, Lacan invite les psychiatres à centrer leur formation en suivant le fil qui l’a guidé dès ses débuts dans sa pratique psychiatrique, en particulier auprès des psychotiques : « l’inconscient est structuré comme un langage ».

Dès 1955, dans son séminaire Les psychoses[10], il dénonce le malentendu qui conduit à intégrer la psychanalyse dans la psychiatrie en faisant de la psychanalyse un instrument qui permettrait de comprendre le fou. Il ne cesse au contraire de répéter aux psychanalystes que dès lors qu’ils croient comprendre le fou, tout est à recommencer. Il nous engage à être attentif à la façon dont Freud a déchiffré le texte écrit par un paranoïaque, le Président Schreber, sous le titre les Mémoires d’un névropathe[11], restant au plus près de ses dires. Cela a permis à la psychanalyse de poser les bases d’une conceptualisation du phénomène psychotique en lien avec l’expérience tandis que la psychiatrie s’est de plus en plus éloignée de cette écoute du sujet, pour se référer à des théories psychologisantes, faisant appel à des normes comportementales.

Cependant, dans le champ de la psychiatrie, Lacan accorde une place particulière à celui qu’il désigne en 1966 comme son « seul maître en psychiatrie », Clérambault.  Il se réfère alors à « Son automatisme mental » qui lui « paraît, dans ses prises du texte subjectif, plus proche de ce qui peut se construire d’une analyse structurale, qu’aucun effort dans la psychiatrie française. »[12] Dès son séminaire sur les psychoses, Lacan porte son attention sur ce que Clérambault a dégagé comme phénomène élémentaire dans la psychose : la pensée répétée, contredite, commandée[13].  Clérambault a fait de cet « écho de la pensée », « le phénomène positif originaire de l’automatisme mental »[14]. Il rapporte ces phénomènes élémentaires à des causes mécaniques ; Lacan leur donnera leur véritable portée en les situant dans le registre du langage.

Lacan en déduit que le phénomène élémentaire est structural. Il le situe, en particulier sous sa forme la plus caractéristique l’hallucination, dans le registre même où il apparaît, celui de la parole.

Dans ce phénomène d’écho,  «  Le sujet se découvre continuellement doublé par une émission parallèle qui l’émancipe, l’accompagne ou le suit, et qui peut même ne rien dire »[15].  Lacan, dans la suite de Clérambault, met l’accent sur le caractère idéiquement neutre[16]de ce phénomène, soulignant la discordance observée entre d’une part le phénomène élémentaire et d’autre part les affects du sujet. Cette remarque indique qu’aucun mécanisme affectif ne permet de l’expliquer, cela signe la rupture avec la dimension de la compréhension ; et Lacan, tout au long de son enseignement, en tire ce qui devrait figurer comme précepte premier dans la formation du psychiatre et des psys en général :

« Commencez par ne pas croire que vous comprenez. [17]»

[1] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Points Seuil, Paris, 1980.

[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme ».

[3] Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, Gallimard, 2003, p. 5.

[4] Pinel Ph., cité par Michel Foucault, in Le pouvoir psychiatrique, Gallimard, 2003, p. 10.

[5] Bergerie P., Les fondements de la clinique, Analytica 20-21, p. 35. 

[6] Lacan J., « Petit discours de Jacques Lacan aux psychiatres », inédit.

[7] Ibid.

[8] Thérapies cognitivo-comportementales

[9] Laurent D., « Du désir de standardisation massive », Letterina, février 2005, n°38, p. 11-19.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, Paris, 1981.

[11] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Seuil, Paris, traduction française de 1975 de P. Duquenne et N. Sels, 389 pages.

[12] Lacan J., « De nos antécédents », Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 65.

[13] Lacan J., Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 284. On se réfèrera également au texte de Clérambault paru dans Œuvres psychiatriques, Frénésie, Paris, 1987, p. 484-485. 

[14] Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », La conversation d’Arcachon, Agalma, 1997, p. 295.

[15]Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », op. cit., p. 295.

[16] Lacan J., Le séminaire, livre III , Les psychoses, op. cit., p. 284.

[17] Ibid, p. 29.

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