Entretien avec Nicolas Tournadre : «Le multiculturalisme n’est pas conflictuel»

Nicolas Tournadre est membre sénior de l’Institut universitaire de France, professeur à l’université d’Aix-Marseille-Sciences du langage et membre du Lacito (CNRS). Dans cet entretien avec Elisabeth Pontier, il permet de mieux cerner la rhétorique du Front National, de démonter l’une de ses assertions favorites et d’appréhender quelles sont les conséquences lorsque le pouvoir tombe dans les mains d’un État fasciste.

Élisabeth Pontier : Quelles sont les particularités du discours du FN ?

Nicolas Tournadre : La politique c’est aussi l’art de la rhétorique ; tous les partis cherchent à convaincre et, d’une certaine façon, à manipuler. Le « politiquement correct » est une des stratégies de la communication des pays démocratiques. Mais la propagande est bien plus essentielle dans les pays autoritaires ou dans la communication de certains partis extrémistes. Dans la rhétorique du FN, apparaissent certaines particularités qui sont propres aux grands mouvements d’extrême droite du xxe siècle, car ce parti s’inscrit dans la continuité de l’histoire de ces mouvements nationalistes. Otto Klemperer, philologue, qui a étudié la rhétorique nazie du iiie Reich, a conclu que cette dernière n’avait pas eu recours massivement aux néologismes, mais avait utilisé certains mots avec une grande fréquence en les martelant. Des universitaires comme Cécile Alduy et Stéphane Wahnich ont récemment montré, de la même façon, que le discours FN utilise beaucoup la répétition de certains mots tels que nation, français, identité, islamique, immigration ou des expressions comme préférence nationale, patriotisme économique ou racisme antifrançais. La seconde spécificité du langage FN consiste dans l’emploi subtil de la paronomase, c’est-à-dire de mots qui se ressemblent et qu’on utilise à des fins rhétoriques pour créer une confusion. On peut citer par exemple « terroriser les quartiers » et « terrorisme intellectuel ». Le rapprochement de ces expressions crée une confusion dans l’esprit de l’auditeur en associant les intellectuels et les immigrés, « responsables de tous les maux ». La troisième caractéristique, c’est que certains mots comme État-nation sont employés avec un sens détourné : « états pour les Nationaux ». Et enfin, le dernier trait est le flou sémantique. On peut citer par exemple « l’hyper classe mondialisée », « la finance vagabonde et anonyme », « le cosmopolitisme ». Plus c’est flou, plus c’est inclusif et efficace. Ces quatre caractéristiques sont donc particulièrement saillantes dans la rhétorique du FN.

É. P. : Qu’est-ce que votre expérience de linguiste de terrain vous a appris sur les pays où le régime est autoritaire, ne veut pas de la multiplicité, refuse l’étranger ? Quelles sont les conséquences de ces choix-là dans la vie des populations ?

N. T.  : Je peux parler de mon expérience en République populaire de Chine où j’ai beaucoup séjourné et fait de nombreux terrains pendant plus de vingt ans. J’ai appris à l’aimer profondément tout en conservant un regard lucide sur ses côtés obscurs. Le parti communiste, qui est le seul parti autorisé, tient le pays d’une main de fer grâce à l’armée. Le parti cherche à homogénéiser la société chinoise dont l’ethnie dominante est Han à plus de 90 %. En Chine, il n’y a aucune place pour le multiculturalisme, aucune place pour la cinquantaine d’ethnies minoritaires, même si elles ont un statut officiel. Le gouvernement impose une espèce de monoculture fondée sur la langue chinoise – le dialecte mandarin standard – et une vision du monde qui est celle du Parti. Même lorsqu’ils sont chez eux, les Tibétain, les Ouïghours, les Mongols, les Coréens, les Zhuangs, etc. sont de plus en plus marginalisés et folklorisés s’ils n’adoptent pas la langue et la culture chinoises. Dans les tribunaux, à l’école, à l’université, dans les médias, il n’y a guère de place que pour le mandarin. C’est une société qui s’attaque frontalement à toute diversité. Les Chinois (Hans) eux-mêmes se plaignent de cela parce qu’ils sont attachés à leurs dialectes, à leur culture locale, et certains intellectuels se battent avec beaucoup de courage pour tenter de préserver cette diversité culturelle et ethnique qui représente une véritable richesse pour ce grand pays.

La République populaire de Chine est un étrange mélange de néolibéralisme et de pouvoir communiste extrêmement autoritaire. Cela confirme le fait que les politiques fascistes ou autoritaristes sont en réalité tout à fait compatibles avec une économie de type capitaliste.

En Chine, des millions de personnes appartenant à certaines ethnies, notamment les Ouighours ou les Tibétains, peuvent difficilement déménager dans d’autres régions. et encore moins sortir du pays, car on ne leur donne pas de passeport. Les touristes étrangers connaissent eux aussi de sérieuses restrictions de déplacement dans le pays et ne sont pas autorisés à loger dans de nombreux hôtels, y compris à Pékin. Ce que les gens ne savent pas, car ils pensent que la Chine s’ouvre. C’est vrai, elle « s’ouvre » mais l’ouverture est essentiellement économique !

Depuis quelques années, les modèles politiques autoritaires semblent séduire de plus en plus d’états…Les démocraties tergiversent… alors que les systèmes autoritaires voire totalitaires ont une grande « efficacité ». Les autoritarismes qui se mettent en place à l’heure actuelle sont d’autant plus dangereux qu’ils disposent des outils de contrôle technologique de l’information et de moyens de désinformation dont auraient rêvé Hitler, Staline et Pol Pot.

É. P. : Récemment MLP a pu affirmer qu’une société multiculturelle est une société conflictuelle. Que pense le linguiste et polyglotte que vous êtes d’une telle assertion ?

N. T. : Dans la plupart des sociétés humaines, on observe la coexistence de cultures et langues différentes. L’idée que le multiculturalisme serait par essence conflictuel est totalement fausse. Tout d’abord, les langues sont pratiquement toujours mélangées ; depuis leur apparition, les hommes ont toujours fait commerce d’objets et de mots. Il n’y a pas de langue « pure ». Toutes les langues empruntent à leurs voisines sans qu’on en ait toujours conscience. Un Français qui emploie le mot redingote ne sait pas forcément qu’il vient de l’anglais riding-coat ; ou encore que le mot coton vient de l’arabe qutun, etc. Il n’y a donc pas de conflit intrinsèque à la langue. Les individus non plus : un polyglotte n’a pas, sauf exception, de tension interne ; c’est en général un pur enrichissement que de parler plusieurs langues. Et pour les communautés ? Si c’était le cas, il y aurait des conflits partout. Mais, bien entendu, les différences linguistiques peuvent être utilisées dans un conflit comme prétexte nationaliste, comme c’est le cas dans le conflit politique qui oppose l’Ukraine à la Russie. Le conflit linguistique est en réalité secondaire. Il y a à l’inverse de nombreux cas de situations harmonieuses. Par exemple en Suisse, il y a quatre langues officielles et le pays ne souffre d’aucune menace d’éclatement. Il en va de même pour Singapour, où quatre langues officielles (chinois, anglais, tamoul et malais) cohabitent très bien. Et tout se passe très bien avec un gouvernement multiculturel et multiethnique. De même au Canada, à Montréal par exemple, la cohabitation du français et de l’anglais est très bonne. Les Québécois sont tous devenus bilingues et le mélange des codes est extrêmement courant. Que dire de l’Inde qui est un véritable laboratoire de multiculturalisme ? Les Indiens sont les champions du monde de la diversité linguistique. À Delhi, les panneaux sont souvent en quatre langues, et l’Inde totalise la moitié de la cinquantaine de systèmes d’écriture attestés dans le monde. La société indienne est très multiculturelle, et même s’il y a bien entendu des tensions, la cohabitation, la coexistence est tout à fait possible.

Aller sur le site de Nicolas Tournadre : www.nicolas-tournadre.net

 

 



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