André Koulberg : « Le basculement dans une autre société est possible »

Le philosophe André Koulberg vient de faire paraître Le FN et la société française – l’extrême droite banalisée (éd. Utopia). En avant première à sa participation au 2e Forum anti-haine organisé à Marseille par l’ECF et le Forum des psys (lire ici), il s’entretient avec Graziella Gabrielli.

Graziella Gabrielli Quelles seraient les conséquences de l’accession de Marine Le Pen au pouvoir, selon votre point de vue de philosophe ?

_andre_koulbergAndré Koulberg : C’est une vraie question. Nous vivons dans une sorte de cocon. Depuis 1945 nous n’avons pas connu de dictature en France. Nous avons donc pris l’habitude de nous considérer comme étant La démocratie. Basculer vers autre chose nous semble inconcevable, tout comme voir les signes d’un tout autre type de société dans notre démocratie, le pays des droits de l’homme.

Or, il suffit de gratter un peu, ne serait-ce que le programme du FN, pour voir qu’il y a un danger. Précisément celui d’un basculement dans une autre société possible. C’est quelque chose que l’on retrouve dans n’importe lequel des domaines dont parle le FN.

Prenons un exemple : le FN propose de supprimer l’AME (l’Aide Médicale d’Etat).
Cela a été dit, c’est absurde et du point de vue économique, cela serait totalement contreproductif. Il serait irrationnel de laisser des gens devenir de plus en plus malades, pour lesquels une assistance finirait par être plus que nécessaire, au risque de propager des épidémies, des maladies contagieuses etc…

Dire cela n’est pas suffisant.
Imaginons ce que signifierait laisser des gens gravement malades sans soins. Imagine-t-on une société traditionnelle dans laquelle quelqu’un se mettrait à dépérir sans que personne ne s’en occupe ?
Pour le dire simplement, cela signifierait un déni d’humanité.

Ce type de mesure non seulement est absurde, mais de plus, témoigne d’une conception des relations humaines, qui devient folle.
Cela nous fait toucher du doigt quelque chose qui est une spécificité du FN, même si après il aura des imitateurs : le fait que nous puissions considérer qu’il y ait des gens que nous pouvons discriminer sans limites, que nous pouvons laisser dépérir sans soins et si nous pensons au droit d’asile, que nous pouvons laisser mourir sans que cela ne semble poser de problème. On ne peut pas imaginer de déni plus extrême de la souffrance d’autrui.

Cela n’est pas un détail, c’est quelque chose de fondamental. Il s’agit d’une attitude, vis-à-vis de l’humain qui non seulement est scandaleuse mais en plus est dangereuse.

Dangereuse parce que ce que propose le FN c’est d’inscrire cette attitude dans les lois et la constitution. Il ne s’agit pas là de l’attitude de quelqu’un qui serait aigri quelque part dans son coin. Si jamais le FN parvient au pouvoir, ce sera la constitution Française, ce seront les lois Française.

La question du droit d’asile traitée par le FN nous permet de toucher du doigt là encore le passage à une autre conception de l’humanité. Comment en parle le FN ?

Il en parle en utilisant le terme de « submersion ». Le FN emploi ce terme constamment. Il l’emploi depuis quand ? Depuis que nous parlons des « migrants » qui cherchent à traverser la Méditerranée et qui se noient en grand nombre. Ce fait a produit de la compassion. Le FN quant à lui met la « submersion » de son côté. Dans le discours du FN, ce ne sont plus les noyés en Méditerranée qui sont noyés. Le FN parle de « submersion » par l’immigration. Ce vocabulaire vise à opérer un renversement. L’autre humain est considéré par l’usage d’un tel terme dans le discours du FN. Il est désigné telle une nuisance et non plus comme personne humaine. Le droit à la vie est totalement mis en cause.

Cette fermeture éthique totale devant le malheur d’autrui se répand par la banalisation du discours qui charrie l’imaginaire qui va avec.

L’AME, à présent, ce n’est plus seulement le FN qui propose de la supprimer. Cela peut être perçu comme une banalisation. Cela peut, à partir de là, sembler ordinaire puisque d’autres le proposent.

Mais, à l’inverse, nous pouvons considérer que c’est encore plus grave. Cela signe le fait que le FN, dans ce qu’il a de plus inacceptable, glisse progressivement dans d’autres zones politiques. Qu’une telle idéologie imprègne le champ social n’en atténue pas le danger. Il nous faut penser au contraire que l’effet est une radicalisation du danger que représente une telle idéologie.

G. G. : Pourquoi avoir fait le choix de répondre à l’Appel des psychanalystes par votre intervention au Forum du 3 mai prochain ?

L’initiative des forums psy est pour moi absolument indispensable parce que cela permet de remettre l’accent justement sur cet aspect extrêmement grave de ce que représente d’une façon générale le FN. Le FN ne propose pas simplement des mesures qui nous déplaisent. Il propose de nous faire basculer dans un autre type de société.

Propos recueillis par Graziella Gabrielli.

Le FN et la société française – l’extrême droite banalisée, André Koulberg, éd. Utopia, 2017.
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