Par M.-C. Pezron – Mémoires d’un névropathe paraît en 1903. Dans ce livre, Daniel Paul Schreber délivre un témoignage d’une grande valeur clinique sur sa paranoïa. Il y décrit minutieusement la construction d’un système délirant mystique. Freud et Lacan ont puisé tour à tour dans la richesse de ce texte pour leurs élaborations de la psychose paranoïaque.
Freud présente le cas de Daniel Paul Schreber, Docteur en droit, comme paradigmatique de la paranoïa[1]. Schreber relate son délire dans les Mémoires d’un névropathe[2]. Son corps « miraculé » y occupe une place centrale, « cible des miracles divins[3] » ; il s’avère, en fait, corps martyrisé.
Le déclenchement de la paranoïa
En 1893, Schreber, nommé depuis peu à la présidence de la cour d’appel, se réveille un matin avec cette idée que « tout de même ce doit être une chose singulièrement belle d’être une femme en train de subir l’accouplement [4] ». Idée étrange et choquante, repoussée avec véhémence. Selon Freud, cette production mi-onirique, mi-hallucinatoire « témoigne de la nature primaire du fantasme d’émasculation » et constitue « le premier germe du système délirant[5] ». Des idées hypocondriaques paroxystiques l’assaillent alors. La construction d’un délire mystique se développe, articulé à une double thématique. Il est élu par Dieu à des fins de rédemption de l’humanité, laquelle s’opérera à travers sa transformation en femme.
Une jouissance erratique dans le corps.
Cette tournure mégalomaniaque du délire est seconde. Les idées initiales ont une tonalité persécutive. Son médecin, Flechsig, suppôt de Dieu, raccorde ses nerfs aux nerfs de Schreber et le contrôle afin d’aboutir à l’éviration de son corps et « au meurtre de son âme[6] ». Les nerfs sont, en effet, selon Schreber, le siège de l’âme. Les siens, mobilisés de l’extérieur, le soumettent sans répit à des mouvements articulatoires incontrôlés et aux voix d’âmes multiples raccordées. Son corps est le siège d’une cacophonie, véritable jouissance vocale insoutenable. Il subit tout cela horrifié et se conçoit féminisé à des fins de prostitution. Les éprouvés douloureux de morcellement constituent autant de phénomènes jouissants qui mettent en jeu le réel du corps. Le délire à ses débuts recouvre le délitement et l’incohérence de l’image corporelle. L’agrafe symbolique ne maintient plus l’image d’un corps unifié. « À de fréquentes reprises, me fut miraculé un prétendu « vers pulmonaire […] sa venue était liée à une douleur transfixiante[7] […] J’ai vécu […] sans estomac[8] ». Pour Freud, le ressort du déclenchement paranoïaque et du délire d’émasculation schreberien relèvent d’une fixation narcissique et, plus particulièrement, d’une défense contre un désir homosexuel refoulé pour le professeur Flechsig.
La nomination
Comment Schreber traite-t-il cette jouissance erratique et honteuse ? Sa féminisation est élevée à la dignité d’un destin sacrifié pour la sauvegarde de l’espèce humaine. Le caractère d’exception que Schreber prête à cette opération relève du pousse-à-la-femme[9]. Le fantasme d’éviration vient en place d’une castration non symbolisée ; il introduit la construction délirante, qui, tout à la fois, situe les phénomènes de corps et le voue à incarner La femme qui n’existe pas, la femme toute. La jouissance de Schreber devient ainsi localisée, elle n’est plus hors-sens. Il consent alors au retour d’un jouir honorable. Il prend plaisir à « se trouver parfois installé devant un miroir ou ailleurs, le torse à demi nu, et revêtus de colifichets féminins […] dans les moments où son esprit a besoin de paix[10] ». Jacques-Alain Miller indique qu’il « nous démontre un Autre qui […] a un corps, un corps qui veut jouir et qui a besoin de Schreber pour jouir[11] ». Lui s’épingle d’un nom prestigieux : « la femme de Dieu ».
Marie-Claude Pezron
[1] Freud S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) », Cinq Psychanalyses, PUF, 1989, p. 272.
[2] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Seuil, collection Points, 1975.
[3] Ibid., p. 130.
[4] Ibid., p. 46.
[5] Freud S., op. cit., p. 272.
[6] Schreber D. P., op. cit., p. 39.
[7] Ibid., p. 131.
[8] Ibid., p. 132.
[9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 466.
[10] Schreber D. P., op. cit., p. 332.
[11] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000.
Catégories :Concepts & Clinique
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