Livres. A propos d’Actualité de la haine, d’Anaëlle Lebovits-Quenehen

A l’occasion de la sortie du livre d’Anaëlle Lebovits-Quenehen* Actualité de la haine, une perspective psychanalytique , Éditions Navarin, Paris 6e,  Jean-Louis Morizot, psychiatre, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, enseignant aux Sections cliniques d’Aix-Marseille et de Lyon écrit:

« Cette présentation de l’actualité de la haine à travers une recension d’un certain nombre de discours dans la société contemporaine, mondiale mais essentiellement française, n’est pas sans rappeler à l’auteure un funeste passé récent qui divisa le pays, non sans laisser un quota de victimes et un ressentiment polémique non encore éteint plus de 70 ans plus tard. Anaëlle n’est pas historienne, elle est psychanalyste. Son but est clair : se souvenir, encore et toujours, pour éviter le retour de ce passé funeste ! La psychanalyse, depuis Freud et Lacan, postule qu’on ne parle pas en vain et qu’il y a un lien des mots aux choses, aux événements, aux actes des sujets qui eux-mêmes sont liés aux conséquences de leurs actes. En effet, pour la psychanalyse, le souvenir n’est pas un objet clairement identifié et stocké sur les étagères de la mémoire dans le gyrus cingulaire et la cinquième circonvolution temporale du cerveau. Le souvenir est un objet freudien, un manque dont la trace dans les discours fait parler, contextualise, hystorise, raconte et fait revivre un fait pour ceux qui parlent, qu’ils en aient été les acteurs, les témoins ou les objets. La langue anglaise, ici distingue 2 verbes, to remind et to remember.

Anaëlle parle d’un trou de mémoire, un oubli sélectif des peuples, refoulement ou forclusion à l’échelle individuelle, pour des faits que la morale condamne faute que l’éthique personnelle des acteurs n’aient empêché leur commission en leur temps. Si la haine vise toujours l’Autre, l’altérité, la différence, ce qui n’est pas moi, elle vise à réduire ou effacer cette différence et, peu ou prou, s’attaque à l’être, au sujet porteur de cet écart, jusqu’à le faire disparaître.

La haine n’est pas l’agressivité, elle porte un pas de plus, un degré de plus et vise à restaurer une aussi idéale qu’imaginaire identité sans faille antérieure. Pour ce faire, la haine vise et peut aller à la destruction du sujet, destruction physique, voire morale, par un attentat porté à la mémoire des vivants quand on cherche à effacer jusqu’au souvenir de ce qui a été. Par rapport à l’agressivité, la haine porte un forçage, un excès, pour viser à une restitutio ad intregrum d’une imaginaire unité antérieure qui aurait été violée. Comme tout hubris, tout excès, elle porte en elle un retour, nemesis, une retaliation contre l’auteur lui-même, celui qui en est le lieu et l’objet dans sa division subjective tout aussi méconnue que honnie. C’est ce que Freud a nommé pulsion de mort quand elle s’isole, se désintrique de son antonyme vital. Paradoxalement, à chasser les différences, la haine provoque des ségrégations de partis irréconciliables.

Revisitons avec Anaëlle cette tragédie nationale française qui se joua dans les années trente et jusqu’en 1945 au moins. Ces années marquent l’avènement des fascismes en Europe et de la 2° guerre mondiale, marquées par des violences contre des populations civiles, nées du choc de discours haineux porteurs d’idéologies antagonistes, extrémistes, radicales. Ce furent des années d’hubris, d’excès, contre « la condition humaine » comme titra un peu plus tard André Malraux. Pour les armées en guerre même, on fut contraint, après 1945, de distinguer les « actes de guerre », ceux nécessités par la bataille, d’autres actes, commis par ces mêmes armées, dits « crimes de guerre », et traités comme tels, même si, après-guerre, certains auteurs voulurent restaurer l’honneur prussien des soldats contre la barbarie qui leur était reprochée.

Évoquant cette époque, Lacan[1] parle du « vif sentiment (que lui avait laissé la guerre) du mode d’irréalité sous lequel la collectivité des Français l’avait vécue de bout en bout. » Et il ajoutait, en 1947 : « je ne vise pas ces idéologies foraines qui nous avaient balancé des fantasmagories sur notre grandeur, parentes des radotages de la sénilité, voire du délire agonique, à des fabulations compensatoires propres à l’enfance. Je veux plutôt dire, chez chacun, cette méconnaissance systématique du monde, ces refuges imaginaires, où, psychanalyste, je ne pouvais qu’identifier pour le groupe, alors en proie à une dissolution vraiment panique de son statut moral, ces mêmes modes de défense que l’individu utilise dans la névrose contre son angoisse et, avec un succès non moins ambigu, aussi paradoxalement efficace, et scellant de même, hélas ! un destin qui se transmet à des générations. »

En France, le génie du général De Gaulle fut d’inventer la mythologie dite de « La Résistance » qui réconcilia fictivement, dans une unité nationale, les partisans des deux camps belligérants et de leurs valeurs antagonistes en évitant trop de règlements de comptes !

Pourtant tous savent, dans une mémoire encore vivante, les excès des collaborateurs de l’occupant, le champ libre donné à la chasse aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, aux fous, par certains collaborateurs d’un vieux maréchal nommé à la tête d’un état vaincu en juin 1940, par les députés du Front Populaire en fuite ! La mémoire publique, collective, oublie. Il n’est pas sûr que l’inconscient oublie. Il en reste toujours quelque chose comme en atteste le retour du refoulé. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » écrivait Victor Hugo[2] dans son poème pour dire la trace ineffaçable de son crime quand Caïn fuyait sur la terre et se cachait pour échapper à Jehovah et aux conséquences de son acte. Dans les cas de psychose, quand on parle de forclusion d’un énoncé, l’effet de rémanence de ce qui est forclos se manifeste par un retour des faits dans le réel.

Un acte se juge à ses conséquences, plus qu’à ses déterminants. Les conséquences s’en transmettent jusqu’aux générations suivantes. En 1975, la projection à la télévision française du film « Shoah » de Claude Lanzmann a créé un choc dans l’opinion en rappelant l’impardonnable massacre et la tentative d’extermination des populations juives par l’hubris nazi. L’Allemagne et les enfants de la génération des nazis portent encore, aux yeux du monde et pour longtemps le poids de la honte ineffable de s’être laissés aller – laissés entraîner ? – à de tels excès qui font déchoir leurs auteurs de la condition humaine. Malgré le musée Libeskind de Berlin et sa tour de la shoah, malgré la conduite irréprochable de ses dirigeants depuis 1945.

A l’inverse, l’état d’Israël a créé, en 1953, le beau mot de « juste parmi les nations », tiré des Lois noahides de la Torah pour reconnaître ceux qui, au risque de leur vie, ont empêché la commission de tels actes. Ce sont ceux qui ont eu le courage de faire ce qu’une l’éthique personnelle ordonne quand elle est à la hauteur de la condition d’un sujet de la parole et du langage. Du courage, il en a fallu et il en faudra toujours pour ce choix quand les circonstances   imposent l’héroïsme contre la lâcheté. Dans l’histoire de France des années 30, nous rappelle Anaëlle, le parti de Marcel Déat, le « Rassemblement National Populaire », fut de 1941 à 1944, le rassemblement de tous ceux qui collaborèrent au projet d’une Europe nazie.

En psychanalyste, elle relève l’insistance des mots dans le choix, en 2018, par Marine Le Pen, du nom de son parti. Du « Front National » de son père, le diable Jean-Marie, trop homme de tous les excès pour être un politique convaincant, au « Rassemblement national » dont le nom seul évoque des prises de position ouvertement racistes, antisémites, fascistes et totalitaires qui ont collaboré au pire. Le R.N. actuel de Marine Le Pen a-t-il le même telos que la récurrence des noms semble l’indiquer ? Rien ne le prouve mais il importe de s’en prémunir.

Si l’instance morale personnelle, l’éthique individuelle – car l’éthique n’est pas réservée au Comité du même nom – s’avérait insuffisante contre le choix du pire, il faudrait alors le secours d’hommes providentiels ( à l’image de l’anglais W. Churchill pour son pays ) – ou femmes aussi bien – pour écarter par leur courage ce qu’une lâcheté collective autoriserait, fût-ce à ses propres dépens.

[1] Lacan J., Autres Ecrits, « La Psychiatrie anglaise et la guerre », Paris, Seuil, 2001, p. 101

[2] Hugo V., La légende des siècles, « La Conscience »

*Anaëlle Lebovits-Quenehen
Psychanalyste à Paris, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse.

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