Par F. Biasotto – Hélène Bonnaud était l’invitée des grandes conférences de l’ACF MAP le 24 septembre 2016 à Toulon (lire l’argument et la présentation en cliquant ici). Ce samedi encore chaud de l’arrière saison estivale et en présence d’un public de 65 personnes, elle a donné une conférence lumineuse sur la place du corps dans l’enseignement de Lacan et, ce faisant, a montré combien la psychanalyse prenait le corps au sérieux en considérant qu’il y a une incidence des mots sur le corps.
L’image du corps et le stade du miroir
Hélène Bonnaud est partie de la place du corps dans la société contemporaine. « Il y a une starification de l’image de chacun et avec elle, l’escalade de sa nécessité dans nos vies. » d’autre part, toute une idéologie du bien-être fait du corps l’objet d’une phallicisation de ce que signifie avoir un corps, avoir un corps et le maintenir en forme. Ce discours sur le corps comme objet aseptisé, débarrassé de ses scories, est une réponse autoritaire, surmoïque qu’on impose aux sujets contemporains. « Jouis mais sans te nuire », ou encore, « jouis, mais traite ton corps comme un idéal du moi ». Cette politique normative a pour conséquence de réduire le sujet contemporain au corps qu’il a. C’est le corps qui dit qui vous êtes, avant la parole.
Lacan a accordé une grande importance au stade du miroir. Il a montré combien, dans la névrose comme dans la psychose, les cauchemars, les constructions délirantes mettent en jeu le corps morcelé qui renvoie aux expériences précoces du bébé, antérieures au stade du miroir. Voici ce qu’il nous en dit : « Le corps s’introduit dans l’économie de la jouissance par l’image du corps. C’est de là que je suis parti. Le rapport de l’homme, de ce qu’on appelle de ce nom, avec son corps, s’il y a quelque chose qui souligne bien qu’il est imaginaire, c’est la portée qu’y prend l’image[1]. »
L’image est par conséquent fondamentale dans la structuration du sujet. Sans le passage par ce stade, on se trouve privé du sentiment d’avoir un corps. Ce qui n’est pas sans conséquences cliniques. Certains sujets sont malades de leur image du corps. Celle-ci ne s’est jamais tout à fait construite, ou de façon perturbée. Si l’image de soi est nécessaire pour fonder l’image d’un autre qui diffère, cette opération exige une symbolisation qui passe par l’Autre du langage, en tant que celui-ci fait tiers dans la relation au petit autre, à mon alter ego.
Du corps vivant au corps affecté par le signifiant
Lacan a inscrit le corps dans les trois registres que sont l’imaginaire (le corps image), le corps symbolique, et le corps réel. Le corps vivant est la première condition de l’affect de jouissance dans le corps. Le corps réel, c’est l’affect de la jouissance sur le corps vivant, laquelle est causée par le signifiant. Lacan le formule ainsi : « Le signifiant, c’est la cause de la jouissance.» [2]
La psychanalyse ne fait pas du corps un concept, mais contrairement à ce que beaucoup pensent, elle inclut la question du corps dans sa théorie. Rappelons que Freud a inventé l’inconscient à partir de l’énigme qu’étaient pour lui les symptômes corporels de ses analysantes. La toux de Dora, la paralysie d’E. Von R, lui ont révélé l’impact du signifiant dans la formation du symptôme.
Pourquoi le corps est-il l’objet qui est impacté par la parole ? « C’est un mystère », dit Lacan. « Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. »[3] Qu’est-ce qu’un mystère ? C’est le point où l’on ne peut pas savoir. Les signifiants servent à la communication mais ils servent aussi à penser et dès qu’on est dans le langage, la pensée, il en est traversé, et cela peut aller jusqu’à la folie, la folie de se détruire par exemple, lorsque la pulsion se déchaîne contre le corps propre notamment, dans le passage à l’acte suicidaire lorsqu’un sujet fait le choix de mourir plutôt que de continuer à penser avec son corps. Le corps affecté par les signifiants, c’est ce à quoi Lacan est arrivé à la fin de son enseignement. Il donne une nouvelle définition de l’Autre : « Le corps, c’est l’Autre »[4], affirme-t-il, inversant la question de la primauté du corps qui dès lors devient premier, le langage étant ce qui viendra le percuter. Il s’agit donc à la fin de son enseignement, d’un corps réel, séparé de l’Autre du langage par la jouissance. Il s’agit du corps d’avant le stade du miroir, du corps comme premier, du corps comme vivant, du corps jouissant avant l’impact de la parole sur lui.
L’enjeu d’une analyse, souligne Hélène Bonnaud, c’est le trajet qui va de « l’Autre, c’est la parole », le lieu de la parole, comme le dit Lacan, à « l’Autre, c’est le corps »[5]. Jacques-Alain Miller a éclairé cette formule en faisant ressortir un changement de perspective dans l’enseignement de Lacan : la fin de l’analyse n’est plus orientée par l’Autre de la vérité, mais par l’Autre de la jouissance. On a le corps affecté par la jouissance et non plus par la parole, par la pensée.
Hélène Bonnaud a terminé son exposé en reprenant un cas clinique issu de sa pratique et qu’elle publié dans son dernier ouvrage, Le corps pris au mot [6].
Françoise Biasotto
[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, Paris, Seuil, octobre 2011, p. 22
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 118.
[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967. Inédit
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme », op. cit.
[6] Bonnaud H., Le corps pris au mot, Navarin Editeur, 2015.
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