Le cas Schreber. Bref aperçu sur la logique et la fonction du délire

Par V. Villiers – Le Président Schreber n’apparaît ni frappé de confusion ni atteint dans son intelligence. Sa mémoire est remarquable, son érudition enviable. Pourtant, une question va l’obliger à échafauder une théorie folle et cette construction s’avèrera indispensable. Pourquoi ?

Dans sa démonstration du mécanisme de la paranoïa, Freud met à jour « l’échec du refoulement » en formulant que ce qui a été rejeté de l’intérieur réapparaît par l’extérieur[1] ». Sur les traces de Freud, Lacan indiquera que « ce qui a été supprimé dans l’idée réapparaît dans le réel[2] ». Il dépliera dans son Séminaire III Les psychoses le concept de forclusion à partir de l’ouvrage de Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe[3] et du commentaire rédigé par Freud en 1911. Lacan mettra l’accent sur les coordonnées subjectives du déclenchement, précisant que « pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet[4] ».

Déclenchement

D'après Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau  (Salvator Dali, 1943).

D’après Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau (Salvator Dali, 1943).

Daniel Paul Schreber tombe « malade des nerfs par deux fois ». Une première fois à l’occasion d’une candidature au Reichstag, la deuxième lors de sa nomination comme Président de chambre à la cour d’appel auprès du tribunal de Dresde, autrement dit, lorsqu’il est appelé à occuper une position de père symbolique. Un jour, Schreber eut l’idée qu’il ne « pouvait être que fort beau d’être une femme subissant l’accouplement[5] ». Cette idée va devenir le thème central du délire. Ainsi, écrit Freud : « Il se considérait comme appelé à rédimer le monde et à lui apporter de nouveau la béatitude perdue. Mais cela il ne le pouvait que s’il s’était auparavant transformé d’homme en femme[6]. » Schreber doit subir l’émasculation pour la jouissance de Dieu. Les « nerfs » excités par Dieu et des entités de l’univers vont se raccorder de manière singulière au Professeur Flechsig, autre figure de Dieu. Le Professeur Flechsig, que Schreber rencontre lors de son internement, constituera l’axe à partir duquel se dépliera une logique témoignant « d’une ingénieuse construction délirante[7] ». Sur la scène imaginaire du délire, le Professeur Flechsig deviendra et restera l’instigateur de toutes les persécutions. Par son émasculation et fécondé par Dieu, le monde se verrait ainsi peuplé de « nouveaux humains nés de l’esprit schreberien ». Comme le souligne Freud : «Les deux parties capitales du délire, la transformation en femme et la relation privilégiée à Dieu, sont connectées dans son système du fait de la position féminine envers Dieu[8]. »

« Que suis-je ? »

La question que se pose Schreber, suis-je ou non quelqu’un capable de procréer ?, « est une question qui se situe au niveau de l’Autre et convoque l’inscription de la différence des sexes, pour autant que  l’intégration de la sexualité est liée à la reconnaissance symbolique[9] ». Devant cette question fondamentale du Que suis-je ?, Schreber se trouve en impasse face à une énigme et dans une perplexité témoignant de l’impossibilité radicale, structurale, de pouvoir y répondre. Il manque un opérateur symbolique dévolu à occuper le vide laissé par l’absence d’un signifiant dont la fonction soutient et situe le sujet par le langage dans une position sexuée. Face à ce qu’il n’a pu symboliser, quel recours Schreber a-t-il ? Il va compenser cette absence de signifiant par toute une construction imaginaire, un échafaudage, un réseau de nature symbolique afin de répondre aux grandes questions de l’existence. Il lui faut alors trouver un ordre nouveau, faire appel à une autre logique, fusse-t-elle délirante.

Rencontre avec un signifiant énigmatique

Cette rencontre avec le signifiant énigmatique, celui de la procréation, précipite Schreber dans un chaos sans nom d’où émergera le nom de Dieu, un père imaginaire monstrueux à partir duquel il tentera de faire tenir un monde qui a volé en éclat. Cette sensation de fin du monde, point vif de son délire, « témoigne de la projection de cette catastrophe intérieure[10] ». Par son délire, le paranoïaque va donc tenter de réédifier un monde tel qu’il puisse « de nouveau y vivre[11] ». Concluons par cette phrase de Freud : « Ce que nous tenons pour la production de maladie, la formation délirante, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction[12]. »

Véronique Villiers

« Je serais curieux qu’on me montre quelqu’un qui, placé devant l’alternative ou de devenir fou en conservant son habitus masculin, ou de devenir femme mais saine d’esprit, n’opterait pas pour la deuxième solution. »
Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe.

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[1] Freud, Sigmund, Le Président Schreber, PUF, Quadrige, 1995, p. 64.

[2] Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1975, p. 216.

[3] Schreber, Daniel Paul, Mémoires d’un névropathe, Seuil, Points essai, 1975.

[4]Lacan, Jacques, « Du traitement possible de la psychose », Ecrits, Seuil, 1966, p. 577.

[5] Scheber, Daniel, Paul, Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 64.

[6] Freud, Sigmund, Le Président Schreber, op. cit., p. 13.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid., p. 33.

[9] Lacan, Jacques, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, op. cit., p. 191.

[10] Freud, Sigmund, Le Président Schreber, op. cit, p. 69.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 70.



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