Schreber : rencontre avec le signifiant énigmatique

Par P. Roux – « Désinséré » du père, le Président Schreber rencontre, peu après sa nomination, le signifiant hors sens et les premiers phénomènes élémentaires. Dès le livre III du Séminaire, Lacan les fait surgir de façon très pure dans le texte des Mémoires.

El caso Schreber, Rodolfo Fucile

El caso Schreber, Rodolfo Fucile

Dans la névrose, le sujet est « inséré dans le Père[1] » ; il est inscrit dans un tissu de significations et peut donc lui-même donner du sens à ce qui lui arrive. Le Phallus lui sert d’unité de mesure pour attribuer de la valeur aux choses. L’expression de Lacan « avec le Père Noël, ça s’arrange toujours[2] » signifie donc que le sujet est protégé du réel par le symbolique. Dans la psychose, le sujet n’est pas à l’abri « du Père Noël. » Il peut alors arriver qu’il rencontre « le signifiant comme tel ». Expérience rare ; ordinairement on rencontre du sens. Rencontrer le « signifiant comme tel », c’est rencontrer le signifiant hors sens. Cette « collision avec le signifiant inassimilable[3] » marque l’entrée dans la psychose.

C’est le cas lorsque Schreber est appelé à prendre la Présidence de la Haute cour d’appel et à diriger des hommes qui font les lois et qui, de surcroît, sont ses aînés. Il s’agit « de savoir si le sujet deviendra ou non père[4] ». C’est une condition symbolique qu’exige Lacan pour rendre compte du déclenchement et non, comme chez Freud, une condition de réalité, soit l’impossibilité d’avoir des enfants.

Schreber prend ses fonctions le 1er octobre 1893. Or, dès la fin octobre, surviennent les premiers phénomènes élémentaires : la nuit, il est « perturbé par un craquement qui revient à intervalles plus ou moins longs[5]». Les voix désignent ce phénomène du terme Störungen[6]. Pourquoi empêche-t-on son sommeil ? Même attribuée à un Autre, l’énigme demeure insoluble. En témoigne la belle expression juridique créée par le président. C’est un « Dolus indeterminatus  poussé à l’extrême[7] ».

Résumons. Lacan distingue deux effets de la rencontre avec le signifiant énigmatique :
1. « Le cataclysme imaginaire » que la psychiatrie désigne par le crépuscule du monde. L’ordre du monde étant fondé sur une trame signifiante, la relation du sujet à la réalité s’altère dès lors que le signifiant est perturbé. Non seulement monde se défait mais il y a régression topique au stade du miroir. Se dénude le rapport aliénant et mortifère qui marque le rapport du sujet à son image. C’est ce qu’insinuent les voix qui traitent Schreber de « cadavre lépreux conduisant un autre cadavre lépreux[8] ». Autre conséquence de la régression : un matin, à demi-éveillé, le sujet a « une sensation qui le trouble étrangement[9]. (…) Ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement[10]. » L’idée insupportable est aussitôt mise au compte « d’une influence extérieure ». Freud voyait dans ce fantasme érotique le « premier germe du système délirant[11]». Lacan le verse au registre imaginaire. Cette idée « présente une sorte de tomographie du moi (…) sa fonction imaginaire nous est indiquée par sa forme[12]. »
2. « La décomposition de tout le discours intérieur ». C’est une atomisation de l’appareil signifiant : c’est-à-dire dissociation, morcellement, perturbation du signifiant « en tant que parole jaculatoire » – insensée ou inversement trop chargée de sens. Bref, tous les symptômes affectant le rapport au langage et relevés par la psychiatrie trouvent ici leur causalité psychique.

Patrick Roux

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[1] Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Seuil, 1981, p. 362.

[2] Ibid., p. 362.

[3] Ibid., p. 361.

[4] Ibid.

[5] Schreber, Daniel Paul, Mémoires d’un névropathe, Seuil, 1975, p. 47.

[6] Traduit par « brouillages, interférences, harcèlements ».

[7] Ibid. p. 48, note 22.

[8] Schreber, Daniel Paul, op. cit., p. 92.

[9] Ibid., p. 46.

[10] Ibid.

[11] Freud, Sigmund, “Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de panaoïa : Dementia paranoides”, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1977, p. 272.

[12] Lacan, Jacques, « D’une question… », Ecrits, Seuil, 1966, p. 544.



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