Il nous arrive, dans l’intimité de nos cabinets de psychanalystes, de recevoir des personnes qui pourraient relever de la psychiatrie mais qui ont fait un choix en venant nous rencontrer. Celui de faire le pari de la psychanalyse. Jacques Lacan nous a encouragé à ne pas reculer devant l’énigme que constituent ces sujets en nous donnant des outils pour cela. Son dernier enseignement permet ainsi, au-delà du diagnostic différentiel — qu’il est pourtant important de poser dans un premier temps — d’envisager la manière dont chacun se débrouille pour faire tenir l’intenable, l’insupportable. Il nous revient alors d’entendre et de soutenir ces différentes façons de faire.
C’est ce que nous appelons la clinique : comment se débrouiller avec un réel qui est pourtant de l’ordre de l’impossible à supporter.
L’homme qui vient ainsi me rencontrer, d’une cinquantaine d’années, est en panique totale. Il pleure, il n’y tient plus : sa maîtresse pourrait le quitter. Pour l’instant tout va bien avec elle mais il n’y croit pas. Ça ne pourra pas durer ! L’intensité de cet affect m’interpelle d’emblée.
Nous tentons peu ou prou dans les premières séances marquées par cet affect envahissant, de déplier son histoire pour laquelle il s’est forgé une théorie qui met un sens sur ce qui lui arrive : il est un enfant adopté donc abandonné à la naissance. Ainsi, il aurait peur d’être abandonné encore une fois.
Pourtant, deux ans plus tôt, c’est lui qui quitte son épouse sans lui donner d’explication : il ne peut expliquer ce départ, après trente ans de mariage et trois enfants, sans problème majeur. Il n’a pourtant pas souhaité divorcer malgré les demandes d’explication incessantes de son épouse qui gâchent le lien qu’il veut garder avec elle.
Les premiers entretiens permettent de reconstituer une chronologie des faits. Ayant eu une enfance heureuse, il ne s’était jamais posé la question de son adoption. Il y a six ans son père meurt et là cette question commence à le travailler. Un malaise s’installe. Trois ans après, sa mère tombe gravement malade. La question de l’adoption se fait plus aigüe. Ça le travaille au point d’aller voir son dossier à l’ASE où il apprend qu’il est né de ce qu’il appelle « un rapport forcé », soit, dit plus brutalement, d’un viol. Un an après, il quitte sa femme sans un mot d’explication.
Il ne peut rien dire de ce départ si ce n’est qu’il y a eu un avant et un après : il s’est libéré, dit-il, d’une froideur, d’une réserve qu’il avait toujours eu avec son entourage : outre la rencontre d’une autre femme, il se met à parler ouvertement de son adoption et du viol à qui veut l’entendre. Puis arrivent les émotions et leur cortège de peurs qui le décident à consulter.
Peu après ces entretiens, sa maîtresse le quitte brutalement. Il avait espéré trouver une place dans la petite famille qu’elle formait avec ses enfants. Il en est défait, pleure abondamment et passe beaucoup de temps à dormir. D’autres évènements vont suivre, qui le déstabilisent gravement : ainsi un changement de poste dans son travail, qu’on le « force » selon ses dires à accepter, lui donnera la sensation de dévisser.
Chaque reproche le propulse dans un sommeil qui peut durer plusieurs jours et le coupe de toute vie professionnelle et sociale. Et chaque fois il ponctue par : « Je ne comprends pas ». Plus rien ne le tient.
Le dernier enseignement de Lacan nous enseigne que nous sommes tous « traumatisés », non par un évènement particulier, mais par l’impact du langage sur le corps, et que nous y répondons chacun à notre manière. La clinique des noeuds qui est plus précise et plus opératoire que l’opposition classique binaire psychose-névrose, se fait au cas par cas. Il y a des nouages qui ne se font pas ou d’autres qui, parce qu’ils sont fragiles, peuvent se distendre. C’est ce que Jacques Lacan appellera le « désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie »[1]. Orientés par cette clinique, nous pouvons alors, si nous repérons comment les choses se sont ordonnées dans l’histoire de telle personne, être en mesure de l’aider à bricoler des solutions qui lui permettront de renouer avec ce sentiment de vie perdue.
Dans le cas présent, le moment de rupture fulgurant peut se lire comme un desserrage du noeud. Les deux temps qui précédent– mort du père et maladie de la mère – préparent celui-là, quelque chose qui ne tient plus. Les éléments du nœud glissent, lui donnant cette impression d’être « libéré », non sans en ressentir assez vite les effets de délitement : il se sentira un peu plus tard « défait » par la rupture du lien avec sa maîtresse qui réplique ce qu’il ne comprend plus. L’agrafe, qui faisait fonction ou semblant de nouage a sauté, probablement identifiable par un signifiant qui court tout au long de son existence, celui de famille. L’adoption comme le mariage sont des fondements pour faire famille. Le nom du père adoptif est venu à la place du numéro qu’il avait à l’orphelinat, mais ce père s’il lui a donné un nom de famille, ne l’a pas nommé au sens où l’écrit Lacan : « Nommer, que vous pourriez écrire n’hommer, nommer est un acte, d’ajouter une dit-mension[2] ».
Il évoque la générosité de ses parents qui accueillaient les uns et les autres sans distinction. C’est sur ces pairs, ses nombreux cousins, qu’il s’appuiera, de même qu’il trouvera son épouse parmi son groupe d’amis. L’idéal d’une famille, c’est ce avec quoi on peut supposer qu’il a tenu, enfant, et ce avec quoi il s’est marié. Le mariage aura fixé cet idéal familial qui donnait consistance à son monde social. Ses études, puis sa profession ont à voir très précisément avec ce signifiant.
La mort du père est venue ébranler ce rêve de famille : un point se fragilise dans le nouage où chaque élément renvoie à un autre et à l’ensemble. La maladie de la mère est un second temps de vacillement qui le pousse à vouloir se constituer une histoire pour que ça tienne encore un peu mais en vain. Alors la famille qu’il a constitué par le mariage se dévoile à son tour n’être qu’un rapport forcé. Plus rien ne tient : il s’en va alors comme on s’évanouit, se plonge dans le sommeil, et disparait pour plusieurs jours.
D’autres éléments renforcent l’hypothèse de ce rapport forcé, signes de bricolages pour faire tenir ce qui a toujours été fragile : une façon de s’habiller toujours à la même enseigne qui estampille son corps, ou encore, les documents, les objets qui ont jalonnés sa vie — depuis ce petit bracelet qu’il avait autour du poignet lors de son adoption (première agrafe) — meublent et sur-meublent son appartement.
Le cadre régulier des rencontres avec l’analyste lui permet de constituer un cadre qu’il a établi lui-même en déposant d’emblée son paiement sur la table. Le transfert crée une nouvelle agrafe. Il traite ainsi l’imprévisible, le « je ne comprends plus rien » dans le temps de la séance. Il ne s’agit pas de chercher une explication à ce qui lui arrive ni de faire des interprétations, mais de déplier l’évènement, de l’ouvrir à des variations multiples qui éloignent le poids de ce qui lui tombe dessus. Ces séances le réveillent car elles lui fournissent un ordonnancement du monde qu’il emporte avec lui et qui lui redonne de l’énergie. Comme pour un tricotage tricot, nous ramassons les mailles pour les réintroduire dans une chaîne qui lui redonne un sentiment de vie. Il transforme le besoin qu’il avait d’amonceler les objets chez lui, en une « culture de l’objet » en recherchant par exemple un beau papier sur lequel il peut écrire pour faire lien avec des amis, ou une nouvelle façon d’organiser son appartement en le rendant plus chaleureux. Il réarticule ainsi sa vie à partir d’éléments qu’il a toujours eu à sa disposition mais en allégeant leur poids. Plus récemment, il dit se servir du sommeil lorsque les choses ne vont pas bien : il dort un moment et ça passe. Il a ces mots : « Le sommeil me sert maintenant à faire coupure ».
[1]Lacan J., Écrits, Paris, Le Seuil 1964, p.558.
[2]Lacan J., R.S.I., 1974-1975, leçon du 18 mars 1975, ORNICAR ? n°5, Bulletin périodique du Champ freudien, 1976, p.35
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