SC. "Mélancolie-manie-Henri Ey", par Sylvie Berkane-Goumet

En préparation de la Section clinique 2020 d’Aix-Marseille qui a pour thème « Comment s’orienter dans la clinique aujourd’hui? », Sylvie Berkane-Goumet, psychanalyste à Marseille, membre de l’ECF,  enseignante à la Section clinique, nous livre un texte intitulé Mélancolie-manie-Henri Ey

Se référer au dernier enseignement de Lacan n’invalide pas ses travaux antérieurs et, notamment, son dialogue avec la psychiatrie. L’intérêt dialectique de ses échanges avec Henri Ey nous incite à y revenir.

Pour ce dernier, mélancolie et manie manifestent « deux aspects dramatiques d’une même structure conflictuelle de la conscience[1] ». Or tout conflit suppose un couple d’antagonistes ; l’un suppose l’autre. Manie et mélancolie sont «une forme d’existence tout entière dirigée vers l’abandon […] ou vers l’asservissement […] aux lois du devoir[2] » Il suit en ceci les travaux de Binswanger et la voie ouverte par Freud : « la manie n’a pas d’autre contenu que la mélancolie, les deux affections luttent contre le même complexe auquel il est vraisemblable que le moi a succombé dans la mélancolie alors que dans la manie il l’a maîtrisé ou écarté[3] »

L’originalité de H.Ey ne réside pas dans le lien séquentiel entre les crises de manie et de mélancolie. Les concevoir comme deux manifestations potentielles intermittentes d’une même structure lui permet de préserver une approche classificatoire des symptômes, en évitant le penchant vers une autonomisation des syndromes, voie ouverte par le DSM. Il relève que les crises mélancoliques font l’objet d’innombrables classifications car la structure peut varier selon qu’elle se situe à des niveaux différents de déstructuration[4].

H.Ey a toujours entretenu un échange dialectique avec Lacan. Il utilise ses concepts mais ce n’est pas sans une dissension fondamentale qui porte sur la liberté du sujet et sur la nature de sa cause. En dépit de cette dissension de fond, relire H. Ey n’est pas sans intérêt.

Un cas de mélancolie extrait de l’Etude n°22[5]

Mme B.B., 42 ans, est internée après le décès d’une amie, elle tombe brutalement « dans un état d’étrangeté, de vide, de dépersonnalisation ». Son hospitalisation durera jusqu’à sa mort en 1945, internement de 23 ans ponctué de brefs retours chez elle. Elle manifeste une psychose à double forme : crises de manie et de mélancolie intermittentes à durée variable, de quelques semaines à quelques mois. 

la crise mélancolique

Mme B.B. décrit une expérience de l’anéantissement de soi et du monde qui correspond à une destructuration subjective, manifeste :

– dans le thème de ses propos : « Je n’existe plus, le monde n’existe pas ». Nous retrouvons là ce que Freud pointe dans Deuil et mélancolie et qui isole l’identification narcissique du mélancolique à l’objet perdu[6] »

– dans la destructuration temporelle de sa conscience. : « il y a quelque chose en moi qui sait que j’ai été morte » Le cataclysme subjectif témoigne d’une mort déjà accomplie.

– dans la destructuration logique de son discours et l’inertie de sa pensée qui demeure figée sur l’idée d’une mort déjà accomplie et à venir : « Je pense et pourtant je ne suis pas », « si on me tuait , je ne mourrais pas » Mme B.B. a fixé sa pensée sur un point où vie et mort se confondent.

Dans Le moi et le ça[7], Freud repère l’identification narcissique du mélancolique au père mort, soit une identification au surmoi. C’est cette référence que retiendra H.Ey pour qui la mélancolie est un état psychique dominé par le Surmoi. Notons que pour Lacan identification à l’objet, das Ding et identification au Surmoi sont les deux faces du même.

Manifestations maniaques

Les crises de mélancolie sont pour Mme B.B. entâchées de manifestations maniaques dont témoigne un état d’exaltation presque euphorique et une tachypsychie (fuite des idées). Le thème de ses propos n’est pas différent de la crise mélancolique :

« Je me sens comme si je n’étais pas un corps. » La distorsion des perceptions est semblable à celle de la crise de mélancolie. C’est cependant la façon dont elle traite cette perception qui diffère : elle éclate de rire à cette évocation. La dissolution du champ de conscience, l’étrangeté et la dépersonnalisation sont toujours présentes mais ne s’accompagnent plus de la douleur d’exister ni de la peur de la mort. Le délire s’est inversé puisque du délire de négation de son existence même, le sujet passe à un délire qui exalte le Moi mais avec une pseudo-lucidité : « Je crois maintenant à la réalité… c’est-à-dire que je suis démente »

Ce n’est pas une crise de manie pure que traverse Mme BB. Il manque au tableau dressé par H.Ey, tous les éléments qui témoignent de l’avidité maniaque. Seule la variation d’humeur est notable.

Conclusion

La clinique de Henri EY démontre la pertinence d’une approche unitaire de la manie et de la mélancolie en ce qu’elles se contaminent l’une l’autre et se pensent selon la même logique structurale. Cette clinique en reste aux manifestations symptomatiques là où surgit une unité pointé par Freud et reprise par Lacan, le point d’orgue étant la menace de mort du sujet.

Lacan caractérise la mélancolie par l’acte suicidaire, le passage à l’acte, instant désubjectivé où le sujet s’éjecte de la scène. Il insiste : contrairement au deuil, l’objet est peu saisissable bien qu’assez présent « pour déclencher des effets infiniment plus catastrophiques, puisqu’ils vont jusqu’au tarissement de ce que Freud appelle le Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie[8] »

C’est la conséquence de cette identification mélancolique à l’objet a « dont la commande lui échappe et dont la chute l’entraînera dans la précipitation-suicide, avec l’automatisme, le mécanisme, le caractère nécessaire et foncièrement aliéné avec lequel vous savez que se font les suicides de mélancoliques. Et ils ne se font pas dans n’importe quel cadre. Si cela se passe si souvent à la fenêtre, sinon à travers la fenêtre, ce n’est pas par hasard. C’est le recours à une structure qui n’est autre que celle du fantasme.[9] » Le sujet n’étant pas séparé de son objet qu’il a incorporé, sa quête le pousse à traverser en quelque sorte sa propre image, reflétée par la vitre, pour y accéder.

Lacan dissocie très nettement la mélancolie de l’affect qui la supporte : la douleur d’exister[10], l’affect trompeur devenant transtructural. Quant à la manie, elle procède d’un trop de jouissance sur lequel le signifiant n’a pas de prise et qui submerge le sujet au risque de son épuisement. Le passage à l’acte du mélancolique et la dispersion maniaque du sujet dans le langage sont deux figures du même en tant qu’ils sont procèdent d’un rejet de l’inconscient.

[1] Ey H., Etudes psychiatriques, volume II, tome III, édition 2006, Cercle de Recherches et d’édition Henri Ey (CREHEY), Etude n°21, Manie, p.114

[2] Ibid.

[3] Freud S., Deuil et mélancolie, Métapsychologie, p.163

[4] Ibid, Etude n°22, p. 171

[5] Ibid., Etude n°22, Mélancolie, p.182, 183, 184 Observation d’un état de dépersonnalisation en tant qu’expérience délirante et hallucinatoire, 1915

[6] Ibid.p.152

[7] Essais de psychanalyse, texte de 1923

[8] Le transfert, p.463

[9] SX, p.388

[10] Cf. Télévision



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