En préparation de la session 2020 de propédeutique organisée par la Section clinique d’Aix-Marseille intitulée «Clinique de la violence », Dominique Pasco, psychanalyste à Marseille, membre de l’ECF, enseignante à la Section clinique, nous livre ce texte intitulé La montée du racisme.
Dans sa Télévision[1], Jacques Lacan répond à cette question posée par Jacques-Alain Miller : « D’où vous vient l’assurance de prophétiser la montée du racisme ? Et pourquoi diable le dire ? »
Lacan avait vu juste, sa prophétie s’est réalisée avec une montée du racisme qui fait l’actualité et, disons-le, nous préoccupe grandement. Elle est prégnante comme l’une des manifestations du malaise dans la civilisation qui met en danger la démocratie. Trois forums furent organisés à Rome (« L’étranger » en février 2018), à Bruxelles (« Les discours qui tuent… », juillet 2018) puis à Milan (« Amour et Haine pour l’Europe », février 2019) sous l’égide de la Movida Zadig fondée par J.-A. Miller.
Le racisme comme réel impossible à supporter
Alors que j’interrogeais sur ce qui a fait trauma pour lui, un jeune homme venu d’Afrique et co-auteur d’un livre dans lequel il témoigne de ce qu’il nomme par pudeur « son aventure », sa réponse désigne sans hésitation le racisme rencontré en Libye, là où il pensait rencontrer justement « ses frères », ses semblables. À dix-neuf ans, Mahmoud Traoré[2] part de Dakar, d’abord pour la Côte d’Ivoire, puis pour l’Europe. Après trois ans, son « aventure » risquée se termine lors de sa participation à l’assaut de la barrière/frontière de Ceuta[3] en 2005. Il atteint enfin son but, l’Europe, où il suit une formation de menuisier et poursuit les démarches pour régulariser sa situation. Malgré les terribles et rudes épreuves vécues, les reconduites dans le Sahara, la prison en Afrique, ce qui a fait trauma pour lui comme impossible à supporter, à symboliser, c’est le racisme rencontré en Lybie de ceux qu’il pensait être ses frères musulmans : « Ce qui m’a le plus marqué dans ce voyage, les moments les plus difficiles, c’est pendant la traversée du désert saharien, en Lybie et au Maghreb, c’est le racisme. Quand tu quittes l’Afrique noire et que tu rentres dans le Maghreb, ils ont la peau blanche et méprisent le noir. Le comble c’est qu’on est tous musulmans. Une fois arrivé, je voyais la réaction de la population libyenne, ce n’était pas exactement ce qu’on pouvait attendre de l’Islam. Mais il ne faut pas généraliser, j’ai rencontré aussi des gens sympathiques et humains. » Il n’est pas le seul à en témoigner, tous ceux qui, dans les mêmes circonstances, sont passés par la Libye dénoncent la violence du racisme subie en Libye, les tortures, les actes barbares et les crimes.
La forme du racisme contemporain, c’est la haine de la façon particulière dont l’Autre jouit.
Comment la psychanalyse aborde-t-elle le racisme moderne, celui dont la montée nous incite à en faire l’une des batailles nécessaires à mener au XXIe siècle ? Pour ce faire, il y a nécessité d’éclairer ce dont il ressort, l’obscur de ses causes, de ses racines. C’est à cette condition qu’il devient possible de répondre au plan de la pratique clinique, au un par un des cas et muni des outils conceptuels.
La réponse de Lacan à cette question posée par Jacques-Alain Miller est resserrée : « Parce que ce ne me paraît pas drôle et que pourtant c’est vrai. » Le signifiant « drôle » prête à l’équivoque. Adjectif ou substantif, il peut résonner de plusieurs manières. Nous sommes en 1973-74 et, à ce moment, le vrai chez Lacan désigne ce qui touche au réel plutôt que la vérité qui, elle, est toujours menteuse. Dans sa réponse, Lacan situe clairement la question du racisme au registre de la jouissance et plus précisément « Dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe, mais c’est en tant que nous en sommes séparés. D’où des fantasmes inédits quand on ne s’en mêlait pas. […] Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé. S’y ajoutant la précarité de notre mode qui désormais ne se situe que du plus-de-jouir, qui même ne s’énonce plus autrement, comment espérer que se poursuive l’humanitairerie de commande dont s’habillaient nos exactions. Dieu, à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour de son passé funeste. »
Notons, qu’à cette prophétie du racisme, il associe celle d’un retour du religieux dans sa version extrémiste comme il le fait dans Triomphe de la religion en octobre 1974.[4] Cette citation rapportée ici mériterait évidemment d’être commentée et dépliée, elle le sera à l’occasion du cours de propédeutique, mais dès à présent retenons ce point d’avancée : le racisme contemporain relève de cette bascule vers la haine de la façon particulière dont l’Autre jouit.
Cette force destructrice qui vise la jouissance de l’Autre est bien différente du Potlach qui, lui, est la destruction de « prestige »[5] de ce que l’Autre possède, a acquis et désire mais cela consciemment, d’une façon maîtrisée, partagée, lors d’une cérémonie. Marcel Mauss s’y est intéressé.
Les causes du racisme moderne
La psychanalyse a à s’intéresser aux causes obscures du racisme moderne, insiste J.-A. Miller, parce qu’elles échappent aux explications des autres disciplines comme l’histoire, la sociologie. Également, elles n’ont rien à voir avec le racisme antique des Grecs pour lesquels tous ceux qui ne parlaient pas le Grec étaient les Barbares. « Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé. »[6]
L’illusion serait de croire à une fin des ségrégations, alors qu’au contraire, l’air du temps est à la promotion de ségrégations renouvelées, elles seront beaucoup plus sévères que ce qu’on n’a jamais connu prophétise Lacan[7]. « Ségrégation » est ce qui est en question sous ce nom bateau de « racism
[1] Lacan Jacques, Télévision, Seuil, 74, p. 53.
[2] « Dem ak xabaar » Partir et raconter-Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe de Mahmoud Traoré & Bruno Le Dantec est paru en octobre 2012 aux Nouvelles Editions Lignes. La rencontre entre l’exilé clandestin et l’écrivain-journaliste eut lieu dans la ville où les a conduits leur exil : Séville.
[3] Enclave espagnole située sur le territoire marocain.
[4] Le Triomphe de la religion provient d’une conférence de presse tenue à Rome le 29 octobre 1974 à l’occasion d’un congrès et paru dans un recueil au même titre dans la collection Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ?, Le Seuil, janvier 2005.
[5] Lacan Jacques, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 276.
[6] Lacan Jacques, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 54.
[7] Lacan Jacques, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, p. 257.
Catégories :Newsletter SC, Session 2020
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