SC. « Eradiquer la violence? », par Françoise Denan

En préparation de la session 2020 de propédeutique organisée par la Section clinique d’Aix-Marseille intitulée «Clinique de la violence », Françoise Denan, enseignante associée, nous livre ce texte en forme de question, Eradiquer la violence?

On entend souvent affirmer : « Il faut supprimer la violence. » Cela semble tomber sous le sens. Or, il est un secteur dans lequel la violence a disparu, du oins en théorie : c’est celui du monde du travail. Par quel tour de passe-passe ? Faut-il s’en réjouir ?

En France, les termes ont évolué à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (anact) depuis dix ans : en 2000, le projet de l’anact s’intitule « Prévention du stress, du harcèlement professionnel et des violences liées au travail ». En 2002, il évoque la « Prévention des composantes professionnelles, du stress et des troubles psychosociaux » (harcèlement et violences ont disparu) ; deux ans plus tard, exit le stress : « Prévention de troubles psychosociaux » ; puis, en 2009, fin des troubles, au profit des « Risques psychosociaux ». Accompagnant le changement de nom, est réalisée une véritable dilution clinique. Un véritable fourre-tout[1] rassemble aussi bien des phénomènes d’anxiété, de dépression que des violences, harcèlements et toutes les formes de discrimination, ou encore des conduites addictives – toute manifestation d’ordre psychique en somme, pourvu qu’elle soit liée au travail ou générée par lui.

Le « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail[2] », remis au Ministère du travail, des relations sociales et de la solidarité en mars 2008, consacre cette expression, abrégée en RPS. Les auteurs y suggèrent d’abandonner la discussion sur les causes, portant trop à controverse à leur goût, afin de dégager un consensus. (Le même argument exactement a présidé à la naissance du dsm, qui a pulvérisé la clinique psychiatrique en d’innombrables troubles.) La question se réduit alors à un débat sur les méthodes d’observation et la traduction du problème en indicateurs mesurables qui affectent au salarié un indice de risque. Le traitement des RPS devient avant tout comptable et procède d’une gestion.

Désormais, la violence n’existe donc plus en tant que telle. Elle est remplacée par un score situé en bas d’une échelle, dont l’autre bout est la « bientraitance ». Ce chiffre permet de fixer une moyenne par rapport à un ensemble d’autres scores ; le procédé est devenu normatif. Exclure de la pensée toute référence à la violence, par le biais de cette quantification, s’apparente à une forclusion.

Le terme de « risque » appartient d’ordinaire plutôt au vocabulaire des assurances. Sa connotation mathématique implique un calcul de probabilités. Or, selon le procédé que Marx a mis en évidence[3], le chiffrage transforme immédiatement un objet en marchandise. La violence, traitée de la sorte, crée un marché juteux. Assurances et mutuelles proposent aux entreprises, du secteur privé comme du secteur public, des soutiens psychologiques[4] de quelques séances, gratuits pour les intéressés : ainsi, d’une part, les employeurs satisfont à la loi quant à l’obligation qui leur est faite de « veiller à la santé physique et mentale des salariés[5] » et, d’autre part, la détresse est prise en compte in situ, sans emboliser les tribunaux et sans peser sur les finances de l’entreprise au titre d’indemnités éventuelles. La psychologie vient ainsi à la place de la justice. Voilà qui justifie la sévérité de Lacan dans « Télévision » lorsqu’il affirme : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites, c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester. […] Au reste les psycho- quels qu’ils soient, qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font[6]. »

Vouloir « gérer » la violence, comme on le dit aujourd’hui, aboutit à ce traitement, déshumanisé parce que comptable. Son éradication est impossible du fait que la violence est située, d’abord, au cœur même du sujet : c’est ce que Freud répondait à Einstein qui lui demandait comment supprimer la guerre. Le Cours de Propédeutique s’emploiera à déplier les conséquences conceptuelles d’un tel point de départ. Bien entendu, il ne s’agit pas de consentir à la violence mais de se référer aux balises conceptuelles susceptibles de rendre compte des coordonnées précises qui conduisent à son émergence – car chaque violence est unique. Les réponses adaptées dépendent de chaque contexte. Ce que nous appelons le cas par cas est une résistance au traitement par le nombre que notre société marchande essaie d’imposer.

[1] Nasse, Philippe, Légeron, Patrick, Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000156/, mars 2008, p. 7 : « La grande variété des thèmes mis sous le vocable de risques psychosociaux est source d’une grande confusion. » Ou, p. 18 : « Le “risque psychosocial” est donc un phénomène complexe et multidimensionnel, différemment observable selon que l’on se place à l’amont, au médian ou à l’aval. »

[2] Ibid., 38.

[3] Marx, Karl, Le Capital, Livre i, sections i à iv, Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2008.

[4] Les deux auteurs sont par ailleurs consultants et proposent des prises en charge cognitivistes.

[5] Article L4121-1 du code du travail – codifiée par l’ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail.

[6] Lacan, Jacques (1973), « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 517.



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