SC. Colloque 2019. « La paranoïa d’Emil Kraepelin » par Philippe Devesa

En préparation du Colloque Psychiatrie- Psychanalyse des 26-27 septembre, Philippe Devesa, participant à la section clinique d’Aix-Marseille, nous livre sa lecture de la quinzième leçon de l’Introduction à la clinique psychiatrique d’Emil Kraepelin à propos de la paranoïa.

C’est à Emil Kraepelin que nous devons la formalisation du concept clinique de la paranoïa qu’il définit comme « le développement insidieux […] d’un système délirant durable et impossible à ébranler[1] ». Que démontre-t-il sur la paranoïa, dans la Quinzième Leçon de son Introduction à la psychiatrie clinique[2] ? Il y présente deux cas cliniques, un délire des grandeurs et un délire de quérulence.

 « Que voulez-vous ? le cotillon »

 Ce citadin de soixante-deux ans revêtait un air de dignité selon l’auteur. Homme du monde, la barbe soignée, il avait amassé une petite fortune à Quito en faisant des affaires. Ensuite, il avait perdu une somme d’argent importante après la vente de sa maison mais il vivait toutefois de manière agréable. Inventeur aux multiples projets, il avait par exemple trouvé un procédé pour river les rails des chemins de fer, supprimant ainsi les secousses du train et le risque de déraillement. Cependant, tout était organisé en sa défaveur ; il était lésé, spolié – ses ennemis ne l’épargnaient pas. Interné à l’asile, il pouvait éprouver « avec aigreur la façon dont sa patrie s’acquitte envers lui [3]». Poursuivi par une femme désireuse de mariage surnommée par lui « Bulldog », il ne pouvait y répondre. Là est la source de tous ses ennuis : « Que voulez-vous, dit-il, le cotillon[4] ».

Persuasif, fort de ses convictions, sa conduite était irréprochable. Il parlait d’un destin fortuné et avait demandé la main à plusieurs jeunes filles. Ce fut là son imprudence et la cause de sa première admission à l’asile. Kraepelin démontre comment la rencontre avec le sexuel est une porte d’entrée dans la paranoïa de ce sujet aux prises avec l’hostilité de l’Autre.

Cet homme n’avait pas jusque-là attiré « franchement » les soupçons de son entourage. Cette dernière particularité attire l’attention de Kraepelin. Aucun trouble ne se manifeste « sur le terrain de l’émotivité ou de la volonté[5] ». Cette « singulière affection » associe « l’autophilie » – une haute estime de soi – et « les idées de persécution » qui se développent lentement, sans troubles thymiques. Son évolution, lente et chronique va du soupçon à la certitude. Ainsi, les malades gardent-ils une certaine apparence de normalité. Pour autant Kraepelin récuse toute curabilité de la paranoïa. Il aurait pu faire sien la phrase d’Eugenio Tanzi « Le paranoïaque ne guérit pas, il désarme[6]. »

Un homme de combat

 Le second cas est celui d’un « maître tailleur », quarante-deux ans, présentant un délire de quérulence. Après avoir fait faillite, il avait eu des démêlés avec l’avocat de ses créanciers, à tel point qu’il enferma l’huissier venu pour le saisir et s’adressa à la police pour porter plainte contre lui… et fut condamné pour atteinte à la liberté. Un journal satirique s’empara de l’affaire sous le titre « Saisie » propre à attirer l’attention. Le mot « maître tailleur » était imprimé, selon lui, de manière à « frapper les yeux ».

Saisi de toutes parts, il adressait une série de plaintes qui ne trouvaient aucune réponse, du moins comme il le souhaitait. Ce tailleur ne pouvait pas être entendu. Il fait un procès aux magistrats tout en continuant à accorder sa confiance à la justice. Il se fait alors lecteur du Code « à moitié compris ou interprété d’une manière absurde[7] ».

Convoqué au tribunal, Emil Kraepelin aura à fournir un rapport d’expertise. Il y souligne trois points : le sujet est conscient de sa situation, il parle avec aisance de son histoire avec les autorités. L’avocat est le persécuteur désigné. Les services judiciaires s’allient contre lui et le complot s’organise dans « une alliance secrète[8] ».

Kraepelin note que l’odyssée de la vie des aliénés quérulents est vouée à leur propre perte. L’injustice dont ils se sentent victimes peut être réelle ou imaginaire. Chez ce maître tailleur, nous sommes en présence d’un « phénomène réel vu et interprété d’une manière spéciale[9] ». Kraepelin précise pour conclure que « les quérulents ne sont pas toujours des querelleurs ». Leur délire peut se localiser à une affaire, une question ; ils se comportent alors « en gens doux et tranquilles ». Les querelleurs, quant à eux présentent une forte dangerosité surtout s’ils envisagent de se faire justice eux-mêmes, dans le cadre d’un passage à l’acte. Ces exaltés passionnés sont souvent internés. Ce « maître tailleur » se présente comme une victime des manœuvres de l’Autre contre lesquelles il met en place un dispositif de lutte – c’est une manière de faire lien social.

En 1932, dans sa thèse de médecine, Lacan donnait la prévalence à l’œuvre allemande sur l’œuvre française : « On ne peut nier, disait-il, l’extrême rigueur nosologique de l’œuvre de Kraepelin[10] ». La paranoïa occupe chez notre auteur une place originale. Les délires qui n’évoluent pas sur un mode déficitaire sont considérés comme paranoïaques. Ainsi, produit-il une clinique différentielle de la psychose maniaco-dépressive, d’évolution cyclique et de la démentia praecox où prédominent la désagrégation et les hallucinations.

 

[1] Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932, p. 23.

[2] Emil Kraepelin, Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Vigot frères éditeurs, 1907.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 182.

[5] Ibid., p. 185.

[6] Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, op. cit., p. 70.

[7] Ibid., p. 188.

[8] Ibid., p. 189.

[9] Ibid., p. 190.

[10] Ibid., p. 27.

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