Entretien à trois voix entre Jacques Ruff, psychanalyste à Gap, enseignant et coordinateur de l’Antenne clinique de Gap, Bruno Miani, psychanalyste à Gap, enseignant à l’Antenne clinique de Gap et Martine Revel, psychanalyste à Manosque et enseignante à l’Antenne clinique de Gap.
Martine Revel : Il y a longtemps qu’à l’antenne nous travaillons sur les nœuds. À travers tous les thèmes abordés, nous y revenons sans cesse. Nous élaborons donc à partir du tout dernier enseignement de Lacan, car c’est la seule orientation, nous semble-t-il, qui nous permette de sortir d’une recherche du sens, a contrario de ce qui se passe aujourd’hui dans les milieux « psys ». C’est la seule boussole qui ouvre sur l’appréhension de la singularité de chacun au-delà même d’une clinique différentielle. C’est pourquoi notre choix d’invitation s’est porté sur la venue d’AE[1]. Ils sont dits par Lacan être ceux qui enseignent sur les dernières avancées de l’École.
Il y a pourtant un décalage dans le temps entre le tout dernier enseignement de Lacan (1979) et les dernières avancées des AE. Sont-ils pour autant synchrones ?
Jacques Ruff: Lacan a recommencé sa vie durant, à faire tout comme les AE, la passe. Car il s’agit bien de trouver à écrire ce qu’il en est d’un corps qui tient au-delà du fantasme et du repérage de l’objet cause, lequel fait causer et déchiffrer jusqu’à plus soif. Les AE témoignent qu’il leur est arrivé, à un moment, l’évidence ressentie d’un « c’est fini », associé à une satisfaction. Tous passent, dans l’après-coup, par une démonstration qui se soutient de la logique du fantasme. Nous serions donc apparemment loin des nœuds. Pourtant, cet événement d’une jouissance Autre qui se produit à ce moment-là, conduit à faire appel à une autre écriture que celle de la logique du fantasme. Cette jouissance Autre qui se sent – et tous sentent un corps Autre – a besoin d’une autre écriture que celle qui porte le sens, la vérité. Lacan jusqu’à la fin élabore cette nouvelle écriture qui permet de distinguer trois modalités de jouissance. Les AE rendent compte de l’impact qu’a eu une énonciation traumatique. C’est plus la percussion d’un dire, la présence d’une façon de dire qui impacte que le dit, soit l’énoncé lui-même, sur lequel s’élaborera le fantasme. Lors de ces conférences, Hélène Bonnaud[2] nous a rapporté l’impact qu’avait eu un dire paternel sur son corps. Pour s’arracher à cette marque de jouissance mortelle, il a fallu qu’elle lâche l’addiction aux signifiants – qu’elle dit après coup toxiques – de ses dits. Le témoignage de Sonia Chiriaco[3] et son travail sur un cas de psychose illustre ce point, de la même manière. Plus que la rationalité fantasmatique qui s’élabore après coup, ce qui compte est l’éprouvé d’une résonance qui impacte le corps. Et la réson, pour reprendre F. Ponge, finit par se faire entendre à travers la traversée de la raison. Dans ce recueil, Jérôme Lecaux[4] nous rend sensible cette réson avec un texte de Beckett. Le ratage de tout dit, par la répétition de la sonorité des mots, inscrit en fait le bord où s’appuie et se soutient un corps. C’est donc avec les nœuds que l’on peut tenter d’écrire ce qui fait tenir un corps, c’est-à-dire nouer les trois dimensions RSI avec un quatrième élément que Lacan nommera sinthome. Et les AE témoignent qu’alors, enfin, la vie devient respirable.
C’est là que je reprends la question que me pose Hervé Castanet :
« En quoi les témoignages des AE ont-ils une conséquence pour aborder cliniquement les psychoses aujourd’hui ? En quoi ce que les AE disent sur la jouissance, le NDP, le sinthome, permet-il de sortir les psychoses d’une orientation déficitaire ? »
J’ajoute les remarques de Bruno Miani.
On pourrait reprendre la question des rapports entre les AE et la psychose à partir de d’un enseignement, celui du singulier. Nous avons invité des AE pour qu’ils nous enseignent sur la fin de la cure et le passage à l’analyste. Or, ils nous ont parlé de la satisfaction rencontrée à la fin de leur cure. Quelle satisfaction ? Satisfaction de quoi ? Simplement de « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire », comme le rappelait Jacques, citant Lacan. Or, cela a fait enseignement et même, pour tous ceux qui participaient à l’Antenne, au-delà de leur niveau personnel d’engagement. Donc, qu’est-ce que cet enseignement qui ne s’étaye pas sur le repère du sens, qui ne se constitue pas d’un savoir établi, mais qui semble trouver sa portée pour que résonne, à son tour, le vide de chacun ? Un enseignement des AE qui, comme tu le rappelles, s’appuierait sur une autre satisfaction atteinte par l’AE au terme d’une cure ? Pour le psychotique… – très délicat d’en faire série avec l’AE -, la satisfaction est déjà là et même, trop-là. Comme ce que me disait d’emblée cette patiente psychotique : je ne veux pas que vous me parliez, mais que vous entendiez ce que j’ai à vous dire. Cela m’évoque l’exemple pris par Lacan dans le Séminaire l’Angoisse, de la nécessité des quelques grains de sable extérieurs que le daphnie s’introduit dans l’oreille, afin de s’équilibrer. Si, comme tu l’as dit, la jouissance Autre est le moyen pour que se boucle le nœud qui va faire tenir le corps du parlêtre et qui peut se faire entendre, alors dans la psychose, puisque jouissance Autre, il y a, rencontrer un analyste s’avèrerait nécessaire pour que puisse se déployer le nœud par la parole. C’est peut-être la différence avec le cheminement de l’AE pour qui la jouissance Autre s’inscrit en parallèle à une sortie du dispositif de la cure.
Jacques Ruff: Je partirais de cette remarque de Lacan qui fait lien avec le fait que les AE découvrent enfin une vie respirable. « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue.[5] » Si le psychotique n’a pas eu l’usage du fantasme lequel suppose l’extraction de l’objet et sa mise en place dans un Autre qui lui sert d’abri, s’il n’a pas eu non plus l’usage d’un Nom-du-Père pris dans la tradition religieuse, il reste avec les embrouilles insupportables de la jouissance dans son corps. Qu’il y ait eu une forclusion de ces outils au moment où ils auraient pu être utilisés ne signe pas un déficit de côté des sujets mais plutôt le déficit de ces outils. Et c’est là que l’usage de nœuds, de cette plongée du corps dans ces trois dimensions, vient comme la nouvelle boussole pour nous orienter. Il n’y a pas une loi pour tous, comme en sciences, pour faire ce nouage des trois dimensions[6]. Nous sommes de ce point de vue tous déficitaires.
Avec les nœuds, au contraire, nous voici tous poussés à l’exigence de devoir inventer ce qu’il faut « de jouissance dans le parler ». Et c’est dans le fait de nouer ces trois dimensions par une quatrième, que nous aurons la chance de faire tenir ce corps de jouissances. Ces nœuds sont alors le support d’une richesse incroyable pour aborder les cas où la norme est forclose. C’est là que les AE, avec l’événement de satisfaction qui marque la fin de leur analyse, nous enseignent. Je prendrai ce qu’Anna Aromi nous a apporté. « Le noyau dur dans l’analyse, c’est un trou de sens.[7]» C’est très précisément avec ça, entre autres, puisqu’il y a les autres dimensions, que les nœuds tiennent ou pas : le trou dans le symbolique. Car, c’est bien sûr, avec le refus de ce trou que le nouage rate et le corps se défait.
[1] AE : Analyste de l’École
[2] Bonnaud H., « Le corps parlant sous transfert. Ce qu’il dit, ce qu’il veut », Conférences dans les Alpes, Des psychanalystes au XXIe siècle, Édition 3Gap, Gap, 2019, p. 255 & sq.
[3] Chiriaco S., « Corps et sinthome dans la névrose et la psychose », Op. cit., p. 11 & sq.
[4] Lecaux J., « Quand dire se peut », Conférences dans les Alpes, op. cit., p. 279 & sq.
[5] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, Navarin éditeur, 2019, n° 101, p. 13.
[6] C’est la raison pour laquelle l’édition de ces conférences porte le nom de « 3GAP », non seulement pour la ville de Gap mais aussi parce qu’un gap en anglais est une béance, un trou.
[7] Aromi A., « L’inconscient, réel ? », op. cit., p.173.
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