Aude Daniel est psychiatre au Centre hospitalier Édouard-Toulouse (Marseille), ancienne praticienne hospitalière à la prison des Baumettes, responsable de l’unité d’hospitalisation du Service médico-psychologique régional (SMPR). En préparation du Colloque Psychiatrie- Psychanalyse des 26-27 septembre, elle répond aux questions de Françoise Haccoun, enseignante à la Section clinique d’Aix-Marseille.
J’ai commencé mon internat de psychiatrie à l’époque où la psychanalyse avait déjà quasiment disparu de la formation universitaire. Tout juste une introduction dans le programme d’enseignement, plus comme un cours de culture générale que pour nous ouvrir à une pratique qui était déjà présentée comme dépassée. La modernité à l’époque, c’était la neurobiologie, le DSM, les avancées de la génétique et les guides de bonne pratique pour gérer l’agitation aux urgences. Pourtant, de retour dans les services, cet enseignement ne me permettait ni de comprendre, ni évidemment de soigner, les patients que je rencontrais. Et encore moins de comprendre ce que je faisais là, avec ce sentiment d’impuissance totale, que les patients avaient le chic de réactiver chez moi « mais pourquoi je vous parlerais docteur ? J’ai pas besoin d’un psy. J’ai plein d’amis à qui parler. Et vraiment quand je vais mal, je vais chez le coiffeur ». C’est petit-à-petit que j’ai fait entrer les concepts psychanalytiques dans ma pratique. Et ça a tout changé. Je pouvais alors accueillir les patients quelque soit leurs symptômes, et les mettre au travail. Je pouvais entendre. Je pouvais penser ma place auprès d’eux.
Beaucoup de patients me reviennent en mémoire. Pour certains d’entre eux, le diagnostic était évident : schizophrénie paranoïde, bouffée délirante aiguë, manie délirante… ceux-là étaient accueillis sans difficulté dans les services de soins. Les psychiatres tolèrent bien la maladie mentale lorsqu’elle est évidente, ils savent quoi faire : hospitaliser, donner des traitements, et même écouter. Quoique…
Déjà à ce niveau là, mon expérience de la psychanalyse a été essentielle. Écouter. Et même entendre. Entendre même au-delà des mots.
Ça a l’air évident, mais même cela ne l’est plus. Me revient en tête une situation anodine. Lors d’une garde, une patiente hospitalisée était manifestement angoissée, elle se montrait adhésive avec l’équipe, faisait des demandes multiples et incessantes. Je demande à l’interne d’aller la voir. « Pourquoi faire ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? » Ma réponse l’a réellement désarçonné : « Rien. Va l’écouter. Ta place, c’est avant tout de l‘écouter ». Difficile de quitter une place de technicien du soin. Difficile pour nous de lâcher une position “scientifique” de la psychiatrie, dans laquelle nos enseignants nous on fait grandir, pour accepter la mise en danger de la relation, pour supporter la non-réponse.
Que dire des patients pour lesquels le diagnostic n’est pas évident. Tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases nosographiques du DSM. Tous ceux dont le discours a l’air si normal, et qui pourtant reviennent sans arrêt aux urgences, en consultation, dans les services de soins, voire en prison. Ceux qui sont dans l’agir permanent. Ceux qui se scarifient, qui font des crises d’agitation, qui sont agressifs… Ceux dont on dit souvent qu’ils ne sont pas malades, qu’ils ont des troubles de la personnalité, ce qui permet aux psychiatres de ne plus se sentir concernés. Comment s’occuper d’eux sans connaître des concepts tels que le clivage, la projection, la destructivité, le déni.
Je repense à ces adolescents que j’ai rencontrés en ITEP. Quelle a été ma stupéfaction de découvrir à quel point ces jeunes allaient mal, en proie souvent avec des processus psychotiques, bien loin des clichés sur l’intolérance à la frustration ou les carences éducatives. Je repense à Maeva, jeune adolescente tyrannique, parfois violente envers elle et envers autrui, qui ne pouvait pas rester seule une seconde sans être prise par des angoisses d’anéantissement. Je repense à tous ces patients incarcérés qui se scarifiaient de façon répétée. À ceux qui avaient fait des passages à l’acte graves mais qui avaient l’air si normaux. À celui qui rêvait de ses enfants (qu’il avait pourtant assassinés) lui disant des mots d’amour. Je repense à ce patient psychotique, qui détruit, attaque, tout ceux qui pourraient l’aider, soignants compris. Comment continuer avec eux, comment résister aux pulsions agressives, à la destructivité, à l’incompréhension, sans connaissance des concepts psychanalytiques ? Comment faire pour ne pas être simplement rejetant, pour résister au penchant naturel qui voudrait que l’on bascule dans le jugement et l’exclusion.
La nosographie psychiatrique n’a eu de cesse de rétrécir : plus d’hystérie, plus de paranoïa, plus de mélancolie. Beaucoup de patients en souffrance qui cherchent de l’aide, parfois de façon inadéquate, auprès des psychiatres, ne sont plus repérés comme malades. Ils sont de fait exclus du dispositif de soins psychiatriques. Je vous rassure : le retour du refoulé existe aussi à l’hôpital psychiatrique : explosion des hospitalisations sous contrainte des patients détenus, extension des dispositifs de soins en milieu pénitentiaires, augmentation du nombre de places en UMD (Unités pour Malades Difficiles).
On nous dit que les hôpitaux psychiatriques sont en crise. Je veux bien le croire. Mais en crise de quoi? De moyens sans aucun doute. Mais aussi de la disparition d’une forme de clinique, d’un substrat théorique. Pour certains psychiatres, l’inconscient n’existe pas ; pour nombre d’entre eux, il ne les intéresse pas. D’un côté, les psychiatres scientifiques, ceux qui font des neurosciences, de la génétique, de l’imagerie ; de l’autre, ceux qui prônent une évolution de la psychiatrie vers la santé mentale. D’un côté, la fin de la spécificité de la psychiatrie et de ses structures, la psychiatrie devenant une spécialité médicale comme les autres, de l’autre la fin de la reconnaissance du savoir psy au sens large du terme pour une prise en charge relationnelle bienveillante par tout un chacun, sans dimension aucune de la spécificité de l’inconscient.
Ces évolutions sont intéressantes, à condition qu’elles ne se substituent pas, qu’elles ne fassent pas disparaître ce qui fait à mon sens le cœur du métier : accueillir tout patient en souffrance, sans préjuger de ses troubles, avoir une clinique solide et fine permettant de repérer la diversité des fonctionnements psychiques et pouvoir proposer des soins en conséquence.
La psychanalyse me paraît donc intimement liée à la psychiatrie. Il faut maintenir l’enseignement de la psychanalyse aux psychiatres, réintroduire la psychanalyse dans les institutions, ne serait-ce que par les supervisions. Sans le support de la psychanalyse, la psychiatrie s’appauvrit. Jusqu’à se perdre. Et peut-être mettre disparaître. Au-delà d’une pénurie de moyens, ne serait-ce pas là la véritable crise de la psychiatrie actuelle?
Le programme et la liste des intervenants
Catégories :Colloque Psychiatrie-Psychanalyse
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.