SC. Colloque 2019. « L’excitation maniaque » par Delphine Tchilinguirian

Lecture de la leçon sept de l’Introduction à la psychiatrie clinique d’Emil Kræpelin par Delphine Tchilinguirian, participante à la Section clinique.

Au xixe siècle, les sujets condamnés à la réclusion asilaire, pour leur « folie », faisaient l’objet de nombreuses observations donnant matière à des descriptions cliniques précises. À une époque où le microscope et les pathogènes infectieux faisaient foi, Kraepelin s’efforce de classer cette matière clinique dans l’espoir de témoigner du bien-fondé de la démarche anatomo-pathologique appliquée à la « folie ». Cet effort clinique et nosologique se retrouve dans son œuvre Introduction à la psychiatrie clinique. Intéressons-nous à la septième leçon où il aborde l’excitation maniaque.

Le premier cas présenté est un homme de cinquante ans. Alerte et ludique, il parle avec vivacité, passant d’un sujet à un autre, il n’y a que très peu de ponctuations à son discours et ses phrases s’étirent sans fin. Il se plaît à toutes sortes de plaisanteries, parfois très osées. La nuit qui précéda son admission à l’asile, cet homme se livrait à toutes sortes d’excentricités. En retraçant la vie du sujet, Kraepelin note le déclenchement de la psychose à l’âge de trente-sept ans, bien que des bizarreries aient pu apparaître auparavant.

Le second cas concerne une jeune femme que l’on entend avant même de la rencontrer, souligne Kraepelin. Elle apparaît au milieu des auditeurs dans la plus violente des agitations. Constamment en mouvement, la demoiselle ne cesse de parler, empruntant des locutions autour d’elle et les répétant sans aucune raison. Chaque pensée de la patiente est furtive et se dissipe avant même d’être prononcée. Il désigne ces phénomènes sous les termes de « mobilité de l’attention[1] » et « fuite des idées[2] ».

À partir de ces cas cliniques, Kraepelin montre que l’alternance de la manie et la mélancolie n’est plus décrite comme la transformation ou la complication d’une maladie en une autre, mais comme la forme paradoxale et spécifique de l’évolution endogène d’une même affection.

Comment Lacan bouscule-t-il cette lecture de l’excitation maniaque ? Dans son discours à l’attention des psychiatres de Sainte-Anne[3], Lacan rappelle que cette clinique des détails – l’objectalisation des patients – omet de prendre en compte le sujet. Nous en retrouvons les principes dans son « Discours de Rome », en 1953 : « La science gagne sur le réel en le réduisant au signal. Mais elle réduit aussi le réel au mutisme. Or le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler[4]. » Ce que Lacan propose de soutenir révolutionne les pratiques cliniques : entendre le patient à partir d’une nouvelle orientation, celle de l’inconscient structuré comme un langage.

Ainsi cette approche phénoménologique permet-elle d’éclairer différemment les spécificités du vécu maniaque. Cette logorrhée, soit cette « métonymie infinie et ludique de la chaîne signifiante[5] » fait signe de la jouissance, comme le souligne Lacan. Le sujet ne s’adresse pas à un Autre, il n’a pas besoin de lui pour parler, n’étant « lesté par aucun a[6] ». Cet objet a, le sujet psychotique l’a dans sa poche. Dès lors, du fait de l’opérateur symbolique forclos, cela fait retour dans le réel et « ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose […] c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel[7] ». Voici ce qui unit secrètement, selon Lacan, l’exaltation maniaque et la dépression : une même cause subjective, la lâcheté.

[1] Emil Kraepelin (1907), « Quatorzième leçon », Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Hachette livre, BnF, 2013.

[2] Ibid.

[3] Jacques, Lacan, « La psychanalyse et la formation du psychiatre », 1967, inédit.

[4] Jacques, Lacan, « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 136-137.

[5] Jacques, Lacan, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 388.

[6] Ibid.

[7] Jacques, Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 39.

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