SC. Colloque 2019. « Le psychiatre concerné » par Françoise Haccoun

Commentaire du  Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne, 10 novembre 1967, inédit, de Jacques Lacan, par Françoise Haccoun, psychanalyste à Marseille, membre de l ‘ECF et de l ‘AMP.

« Gardons-nous avec soin de transformer les mots en pierre[1] »

Ce « petit discours aux psychiatres » se propose de faire dialoguer psychanalyse et psychiatrie. Lacan constatait un tarissement de la clinique et du « bel héritage du XIXe siècle ».

Lacan récuse toute théorie organiciste, et par conséquent l’organo-dynamisme de Henri Ey[2] auquel il fait souvent référence dans ce texte mais il salue pourtant le travail de ce « civilisateur de l’ignorance[3] »: « La génération qui est la nôtre, puisque c’est la même, celle de Henri Ey et la mienne, aura eu donc quelque rôle. Ce vieux camarade en particulier, aura été celui à qui, pour moi, je donne le pompon quant à une fonction qui n’est rien d’autre que celle que j’appellerai du civilisateur. Vous vous rendez mal compte de ce que c’était la salle de garde de Sainte-Anne, […]. Le sous-développement […] était, vers 1925, […] quelque chose d’extraordinaire. Eh bien, depuis ce temps, Henri Ey a introduit sa grande machine : l’organo-dynamisme. C’est une doctrine…C’est une doctrine fausse, mais incontestablement civilisatrice[4] ».

La psychiatrie actuelle revendique l’extinction du terme même de schizophrénie, du diagnostic de psychose délicat à poser pour choisir ceux de troubles bipolaires, de pervers narcissiques et autres catégories extraites du DSM. Lacan loue H. Ey de « maintenir obstinément le terme de fou, avec tout ce qu’il peut présenter de suspect par son antique relent de sacré à ceux qui voudraient le réduire de quelque façon à l’omnitudo realitatis[5] » (la totalité des déterminations de la réalité, la totalité du réel)). Maintenir ce terme indique que le fou ne saurait se réduire à la globalité de la réalité observable.

Lacan se base sur le cas Schneider étudié par Gelb, Goldstein et Benary. Les conceptions théoriques de Hurt Goldstein[6] au sujet de l’organisme sont profondément enracinées dans l’observation neurologique concrète. Ce malade « atteint d’une lésion occipitale détruisant les deux calcarines[7], présentait autour d’une cécité psychique, des troubles électifs de tout le symbolisme catégorial, tels qu’une abolition du comportement du montrer en contraste avec la conservation du saisir, – des troubles agnosiques très élevés qu’on doit concevoir comme une asymbolie de tout le champ perceptif, – un déficit de l’appréhension significative en tant que telle, manifesté par l’impossibilité de comprendre l’analogie dans un mouvement direct de l’intelligence […]. Je le demande donc à Henri Ey : en quoi distingue-t-il ce malade d’un fou ? […]. […] s’il me répond par les troubles noétiques des dissolutions fonctionnelles, je lui demanderai en quoi ceux-ci sont différents de ce qu’il appelle dissolutions globales[8] ». Avec cette question clinique de fond, Lacan affirme ici que le fait neurologique est bien à distinguer du fait psychiatrique et que cela tient à la définition du signifiant qui ordonne le monde. Il n’y a de réalité que structurée par l’opération de nomination symbolique. Cette dimension est fondamentale pour la rencontre avec la folie. C’est ainsi que pour penser l’hallucination, Lacan distingue le percipiens (le percevant) et le perceptum (le perçu). Pour Lacan, pas d’évidence empirique, le perceptum est structuré par le signifiant. Une conséquence clinique s’en déduit : accorder prix à ce dont témoigne le sujet psychotique de son expérience vécue quand son monde subjectif se désagrège, quand tout le symbolique fait retour dans le réel sous la forme de l’hallucination (premier enseignement de Lacan). 

Le psychiatre concerné

Nous ne pouvons laisser de côté « ce que l’angoisse a d’angoissant ». C’est par le fou que le psychiatre et l’ensemble du personnel de la santé mentale sont concernés. Ce rapport de « concernement » prend la forme de l’angoisse, seul affect qui ne trompe pas. Lacan invite à se départir de « l’élan généreux » et bienfaisant. Dit autrement, la clinique présente des difficultés et des impasses imposées par le réel en jeu dans la psychose.

Lacan a reçu les internes intéressés par la psychanalyse afin de « mieux comprendre les patients ». Cependant, il déclare que ce qui ne va pas de pair avec la compréhension – « gardez-vous de comprendre », nous rappelait-il – mais est au cœur de la psychiatrie, c’est le fou, le psychotique, « ce bizarre coléoptère ». Il donne ici à l’angoisse le statut d’affect irréductible et la situe comme une expérience coextensive à l’expérience du fou : « Un fou, […] ça résiste, voyez-vous, et [cette chose vraiment unique, problématique], n’est pas encore près de s’évanouir simplement en raison de la diffusion du traitement pharmacodynamique[9] ». L’affect d’angoisse, une valeur mythique ? Non du tout, affirme Lacan. Il ne s’agit aucunement d’une expérience existentielle.

Le p’tit fil

Les psychiatres ont été « formés à tout ». Cependant, le « défilé de théories », de discours bien construits (des existentialistes, des phénoménologistes, des philologistes, etc.), c’est du « baratin » dit Lacan ! Il leur propose de s’en tenir à un p’tit fil, celui de l’inconscient structuré comme un langage. La causalité de la psychose est à chercher dans le rapport du sujet au langage, c’est-à-dire au niveau de ce qui divise psychique et organique, à savoir le signifiant. Lacan pourra formuler une phrase vive à ce sujet qui fait le partage des eaux entre logique neuronale et logique signifiante : « L’appareil langagier est là quelque part sur le cerveau comme une araignéee. C’est lui qui a la prise[10] ».

« À quoi sert le langage » ? Le message énoncé ne définit pas la communication selon le schéma classique émetteur/récepteur, le langage réside dans son malentendu – en exemple : les scènes de ménage ! Le langage n’est pas fait pour signifier les choses, « il fait le sujet ». C’est dire que le sujet résulte du procès symbolique. Le savoir inconscient n’est pas déjà là mais se produit. Ce qui fait le message, c’est « que vous ne savez pas ce que vous avez dit […], il arrive des choses quand on parle ».

« Qu’est-ce que c’est qu’un langage ? » Le langage cerne la chose – Lacan écrit l’achose avec le a privatif pour indiquer sa présence. Ce a privatif est aussi à la source de l’objet a, cause de désir. Il introduit là l’objet a, la jouissance dont le sujet est séparé et qu’il tente de récupérer. Il dira plus loin dans ce texte que cet objet a, le sujet psychotique ne peut s’en séparer car il l’a dans sa poche.

À ce moment de son élaboration, la démarche lacanienne s’oriente par le réel avec l’introduction de l’objet a, la primauté du symbolique sur les autres registres commence à se dissoudre.

Que transmet ce texte à la psychiatrie ? Une éthique du désir qui s’oppose en tous points au tout neuronal. La part écrasante des neurosciences dans les études de psychiatrie et de psychologie, aux dépens de la clinique et de la psychanalyse, favorise la disparition programmée de la psychiatrie clinique. A contrario, une psychiatrie, ordonnée par le DSM et l’objectivable du chiffre affleure à grands pas. Tente-t-elle de se débarrasser du sujet de l’inconscient, de la clinique sous transfert[11] (CST), du réel et de la jouissance pour réduire la psychose à un seul déficit à rééduquer ?

Face au malaise actuel, la psychanalyse lacanienne et son orientation clinique robuste est attendue partout où la science conduit à la forclusion du sujet. Elle a toute sa place pour l’émergence des singularités contre le risque bien réel de ségrégation.

[1] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique »,  Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 161.

[2] Lacan J., « Critique d’une théorie organiciste de la folie, l’organo-dynamisme d’Henri Ey », Opus cit., p. 151 .

[3] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 12.

[4] Lacan J., Le séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, inédit, séance du 15 mars 1967

[5] Lacan J., « Propos sur a causalité psychique », op., cit., p. 154. Précision : L’être absolument parfait est celui qui contient le maximum de réalité possible, l’Omnitudo realitatis, comme dit Kant, l’infini de la qualité et de la puissance.

[6] Kurt Goldstein (6 novembre 1878 – 19 septembre 1965), neurologue et psychiatre allemand, fut un pionnier de la neuropsychologie moderne. Il est à l’origine d’une théorie globale de l’organisme fondée sur la Gestalt-théorie qui a profondément influencé le développement de la gestalt-thérapie. Son livre le plus important en allemand est Der Aufbau des Organismus (1934), il a été publié en français, sous le titre : La structure de l’organisme, (1952),  Coll. Tel, Paris, Gallimard.

[7] La scissure calcarine est un sillon de la face interne du lobe occipital du cortex.

[8] Lacan J.,  « Propos sur la causalité psychique », op.cit., p.156.

[9] Petit discours aux psychiatres…

[10] Lacan J., Mon enseignement, 1967-1968, Paris, Seuil, 2005, p. 46.

[11] Miller J.-A., « C.S.T. », Ornicar, n° 29, 1984, p. 144.

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