SC. Colloque 2019. « Le fou et le psychiatre », par Sylvette Perazzi

Commentaire du  Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne, 10 novembre 1967, inédit, de Jacques Lacan, par Sylvette Perazzi, psychiatre et psychanalyste à Marseille, membre de l ‘ECF et de l ‘AMP.

« PUISQUE l’homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m’arrive comme il me plaît. — Eh ! mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La liberté est une chose non seulement très belle, mais très raisonnable, et il n’y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées[1]. »

Ces mots sont ceux du stoïcien Épictète.

Si pour le philosophe « la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble » Lacan s’oppose à cette assertion dans la dernière partie de son « Petit discours aux psychiatres » où c’est le fou qu’il désigne comme l’homme libre.

Lacan emploie le mot « fou », comme Épictète, et si, au tout début du texte, il concède : « psychotique si vous voulez », ce n’est pas ce terme qu’il retiendra. Il lui préfère celui de fou, qui a une « croyance délirante », comme il l’indiquait en 46 dans sa réponse à Henri Ey[2]. Le fou n’est donc pas si éloigné de l’homme normal qui peut bien, lui aussi, avoir d’étranges croyances…

Le philosophe et le psychanalyste, s’ils traitent du fou, ont par contre des conceptions divergentes du terme de liberté.

Épictète y voit celui à qui rien ne peut faire obstacle, alors que pour la psychanalyse, il y a toujours un hiatus entre le sujet et son désir ; fou ou pas, tout sujet rencontre une difficulté quant à la réalisation de son désir.

Le névrosé, l’être normé, est divisé par le langage et ne peut avoir accès à l’objet de son désir qu’en en passant par le fantasme. L’objet de son désir n’est pas isolé dans la nature, il est détenu par l’autre, et le sujet va y être accroché, pris dans les rets de son fantasme. Ce dernier s’est constitué à l’insu du sujet, est pris dans les événements de son histoire et il recèle une part de sa jouissance. De ce fait, le névrosé est dépendant de la demande qu’il fait à l’autre et ne peut se concevoir comme libre. Son aliénation, sa folie, est celle qui l’attache au désir de l’Autre.

Le fou, lui, ne demande pas son objet à l’Autre, « il le tient, c’est ce qu’il appelle ses voix, il l’a « dans sa poche », et « c’est pour ça qu’il est fou[3] ». Lacan le qualifie d’homme libre dans la mesure où il n’a pas besoin de l’Autre ; mais c’est pourtant ce qui fait sa folie.

Pour le « traiter », le psychiatre à affaire avec la maladie qu’il est chargé de guérir, de faire taire. C’est l’institution et sa position dans la hiérarchie qui lui dicte cette conduite et ce, même s’il a fait une psychanalyse ; « dès que vous sortez d’une psychanalyse dite didactique[4], vous reprenez la position de psychiatre » souligne Lacan.

 Il salue Michel Foucault pour avoir si bien mis en lumière la position historique du psychiatre, celle de l’observateur, prenant le fou « plus comme objet d’étude que comme points d’interrogation » notamment dans son rapport à son objet, la voix par exemple.

Cette position classique du psychiatre des siècles précédents, Lacan ne la remet pas en cause. Même si elle n’est plus tout à fait de mise actuellement, il n’en reste pas moins que la perspective scientifique met en avant la « rationalité », le « tous pareils » et méconnaît la dimension du fantasme.  Alors que ce rapport de l’être humain à son objet, Lacan le prévoit de plus en plus prégnant : c’est ce qu’il nommera plus tard « la montée au zénith social[5] » de l’objet a. Il cite en 67 les « mass media » mais nous avons aujourd’hui l’expérience de l’omniprésence de ces objets : portables, ordinateurs et autres tablettes dont nous ne nous séparons pas.

Dans l’évolution de la civilisation aussi, plus la mondialisation progresse, plus les clivages s’intensifient : « notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation[6] » prévoit Lacan en 1967.

Les fous ont été longtemps isolés, enfermés, et Lacan interpelle les psychiatres qui en connaissent quelque chose de « l’effet de ségrégation ».

Nous ne pouvons que constater sa clairvoyance, les discriminations étant chaque jour plus criantes.

[1] Épictète, Entretiens XXXV, Traduction Dacier

[2]Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p.165

[3]Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », p.13

[4] « Psychanalyse didactique » : terme employé dans certaines sociétés de psychanalyse pour qualifier la formation des futurs psychanalystes.

[5]Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p.403

[6] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 257

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