SC. Colloque 2019. « La démence précoce », par Jennifer Lepesqueur

Lecture du chapitre trois de l’Introduction à la psychiatrie clinique d’Emil Kræpelin par Jennifer Lepesqueur, participante à la Section clinique d’Aix-Marseille


Nous nous intéresserons ici au chapitre III de l’Introduction à la psychiatrie clinique d’Emil Kraepelin, intitulé « Démence précoce » (1). Le terme de schizophrénie inventé par Bleuer en 1911, désigne aujourd’hui l’entité nosographique isolée par Kraepelin en 1893. Le psychiatre allemand attribue à la connaissance des phénomènes morbides toute leur « importance pratique » (2), en tant que l’étude des cas permet d’obtenir un différentiel des formes. Ainsi, selon la démarche kraepelinienne, la classification psychiatrique se déduit-elle de la clinique par l’examen rigoureux des malades. Si Kraepelin amène des éléments d’anamnèse ou des dits du patient, c’est toujours au service de la démonstration du cas. Il considère que l’évolution de la maladie prime sur les signes pour l’établissement du diagnostic. L’évolution est déficitaire dans la démence précoce quand elle est continue dans la paranoïa et cyclique dans la psychose maniaco-dépressive.

Kraepelin, dans sa leçon III, expose son observation attentive des manifestations pathologiques de trois malades atteints de démence précoce. Nous ferons état principalement du premier cas, un homme de vingt-et-un ans. Aucune émotion ne se lit sur son visage, il parle d’un ton monocorde, sans affect et ne manifeste aucun intérêt pour quiconque. Le patient attribue la causalité de sa maladie à l’onanisme qu’il pratique depuis l’âge de dix ans. Il a péché mais la culpabilité, qui pourrait évoquer la mélancolie avec cette apathie qui la caractérise, n’est pas présente. Le patient ne s’accable pas de ses fautes, il est indifférent au monde qui l’entoure. De même, s’il ne parle pas c’est qu’il n’en éprouve pas le besoin. Kraepelin écrit : « Cet homme est là, bouché, exempt de crainte, d’espoir, de désir (3). »

Le tableau clinique de la démence précoce se dresse selon plusieurs « signes » (4) que Kraepelin décline : la déchéance de l’affectivité et de l’intelligence ; le rire niais et vide, c’est-à-dire immotivé ; les grimaces ; le langage biscornu, les jeux de mots par assonance sans souci du sens ni de l’autre, le malade ne souciant aucunement d’être compris. Kraepelin relève un détail, repéré dans chacun des cas : le patient garde la main ouverte lorsqu’on la lui tend. La pratique de l’onanisme n’est pas la cause de l’affection – elle en est bien plutôt une manifestation de cette maladie qui commence de manière brusque et incompréhensible pour le sujet lui-même. 

Kraepelin prend deux autres exemples pour distinguer cette affection de la mélancolie, quand bien même la démence précoce commencerait par une phase dépressive – au sens kraepelinien où l’anxiété prédomine. Dans le deuxième cas, le jeune homme de vingt-deux ans arrive dans un état d’anxiété, mais très vite l’émotivité s’émousse, il devient hébété et un « vague délire » de persécution et de culpabilité l’envahit. Il ne s’agit donc pas du délire systématisé du paranoïaque, ni du délire de culpabilité d’un mélancolique. La « flexibilité cireuse » (5) fait la preuve d’une absence de « volonté spontanée» (6) qui marque une rupture entre la pensée et l’acte propre à la démence précoce. À l’instar de la dépression, les hallucinations peuvent être présentes au début de la maladie, mais elles ne demeurent que dans une première phase de la maladie.

Kraepelin a créé une méthode de classification des maladies par l’observation du malade. La démence précoce se démontre à partir d’une symptomatologie précise qu’il s’agit de repérer – la désagrégation et les hallucinations – et à son évolution déficitaire. L’intérêt actuel pour lesdits troubles, notamment bipolaires, vient réduire l’apport de Kraepelin dans son effort de classification là où prévaut aujourd’hui la statistique. Le « génie intuitif de Kraepelin » (7) comme a pu le dire Lacan, a été de se savoir non sachant, d’observer et de s’enseigner du malade lui-même. Aborder la clinique à l’aune de la théorie kraepelinienne, c’est élever le cas à sa plus stricte singularité avec les boussoles de la classification psychiatrique.


(1) Emil Kraepelin (1907), « Démence précoce », Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Hachette Livre, BnF, 2013, p. 29.

[2] Ibid., p. 6.

(3) Ibid., p. 30.

(4) Ibid., p. 36.

(5) Ibid., p. 35.

(6) Ibid., p. 38.

(7) Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1975, p. 385.

 



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