« Le théâtre des mots et des corps », par Françoise Haccoun – A l’occasion des représentations de Trissotin ou les Femmes savantes à La Scala Paris, celle du 18 avril 2019 était suivie d’un bord de scène entre Macha Makeïeff, metteure en scène, Hervé Castanet, psychanalyste membre de l’ECF, et François Regnault, dramaturge, philosophe et universitaire membre de l’ECF.
« Je me sens un étrange dépit
Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit,
Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes,
De cette indigne classe où nous rangent les hommes. »
Philaminte – Les Femmes savantes, Acte 3, scène 2
Avoir déjà vu Trissotin ou Les Femmes savantes à Marseille une première fois à la Criée ne retire rien pour moi à la contingence de la rencontre de cette seconde fois dans la prestigieuse scène de la Scala, ce théâtre, au plein cœur de Paris, reconstruit et réouvert en 2018. Cette salle a une histoire, je dirais une âme. Créée en 1874, ce fut un célèbre music-hall. En 1936, elle a été transformée en salle de cinéma Art déco. En 2016, la Scala a été rachetée par Mélanie et Frédéric Biessy[1] qui en font un théâtre de 550 places dédié aux arts de la scène, à la musique et aux arts visuels, ouvert aux créations françaises et internationales.
Qui ne connaît cette comédie de génie de Molière qui nous plonge au cœur d’une famille bourgeoise qui déraille – folie d’une mère toute puissante, filles sacrifiées, femmes passionnées, folles et pas-toutes folles[2], stratagèmes, ruses et désarroi des hommes. La maison Chrysale est au bord de l’implosion ! Nous suivons avec bonheur la description de l’émancipation des femmes au sein d’une société patriarcale. Cette adaptation de Macha Makeïeff de la pièce est radicalement moderne, son travail « fait surgir un autre Molière[3] ». « Dans cette maison hallucinée, seuls la ruse, la fiction, le mensonge, le stratagème, le rire, la musique et quelques artifices, – c’est-à-dire le théâtre et ses armes – viendront à bout de la folie et de ses tourbillons[4] ».
Ce spectacle noue les mots et les corps avec ses couleurs de sons et musique, essentiels comme contrepoints à la langue, pour ne citer que Purcell et le souvenir du Velvet underground, de la Pop sophistiquée des années 70.
En bord de scène, Macha Makeïeff (MM), Hervé Castanet (HC) et François Regnault (FR) ont conversé, de façon conviviale et sobre, intelligente et résolument moderne. Extrayons quelques points vifs de cette conversation où « le désir féminin d’émancipation a son corollaire, celui du désarroi des hommes[5] ». Qu’est-ce qu’une femme ? Éternelle question restée inentamée pour Freud en son temps, qui parcourt ces échanges à trois voix.
La pièce est-elle misogyne ? Molière du reste est-il misogyne ? C’est un lieu commun de le dire. Mais ceci convient-il (HC) ? Assurément non répond MM qui a voulu subvertir cette notion, soulevant qu’il y a une misogynie du discours féminin destiné à une autre femme.
François Regnault remarque que MM a « tout mis en scène ». Il nous fait aussi entendre littéralement combien résonne le battement des portes dans la pièce, combien le discours contient de dialectiques fabuleuses et comment les corps et les âmes se rencontrent et s’opposent alternativement.
Citant la malice de Molière, MM nous met en garde de ne pas nous enfermer dans le texte. Les personnages ne se limitent pas au texte qu’ils disent. Quand le corps s’en mêle, la dimension de vivant fait évoluer chacun dans ses dires. Molière au fond ce n’est pas que du beau langage !
Cette pièce pourrait aussi s’appeler « le spectre de la vie d’une femme et de ses impasses face à la toute-puissance maternelle ». MM soulève qu’au fond les deux jeunes filles de la maison rappellent à leur insu à leur mère que son temps à elle est passé.
Et l’illimité du désir féminin ? Hervé Castanet[6] pointe que « ce sans-limites va au-delà du seul rapport privé hommes-femmes : “Le monde bourgeois, appuyé sur l’idée de la continuité, du confort et des conventions, résiste ; s’il accepte un temps d’être bousculé par quelques extravagances, il se rétracte aussitôt qu’il est mis en danger dans ses principes. {…] Tout ce qui est dit à ce sujet prend une résonance actuelle”. »
Un échange autour du vers fut très édifiant. Pour FR, le vers n’est qu’un moyen. L’alexandrin, cette langue universelle rend le discours d’aujourd’hui semblable à des notes de musique (MM). C’est une arme redoutable, une grande force poétique mais il capture aussi les acteurs. Citons ce que relève MM[7] « Cette incroyable langue est la séduction même. Puissante et difficile, inventive et musicale, elle épouse le souffle et sans doute la gestuelle des acteurs. C’est une langue éprouvée sur le plateau avec ses inflexions tragiques parfois et sa pure fantaisie qui fuse – pas sans le pur et l’impur, la finesse des sentiments et la parodie. Le plaisir des mots y est double car il s’agit de la dénonciation des excès de la langue dévoyée par la pédanterie. » Mais, nous alerte-t-elle, faisons attention à sa séduction, ne nous laissons pas piéger par les mots, maintenons le mystère présent au-delà des mots. Pour le dire avec Lacan, il est question-là du mystère du corps parlant.
Enfin la chute de la conversation fut la savoureuse réplique qu’HC fit suite aux propos de MM : « qu’un homme puisse se demande qui est sa femme est peut-être la meilleure des choses qui puisse lui arriver » !
Qu’ajouter sinon évoquer les échanges d’enthousiasme et de plaisir entendus ici et là à la sortie de cette soirée parisienne à la Scala où de nombreux collègues de notre ECF étaient au rendez-vous.
F. H.
[1] Producteurs de théâtre, de danse, de musique et de nouveau cirque
[2] Lacan, Jacques, Télévision, 1974
[3] Castanet, Hervé, La maison hallucinée, Ed. Partico hors les murs, décembre 2018, p. 15.
[4] Macha Makeïeff, propos recueillis par J.F. Perrier, avril 2015.
[5] Prononcé par Macha Makeïeff.
[6] Castanet, Hervé, La maison hallucinée, op. cit., p. 13.
[7] Ibid, p. 26.
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