Une famille formidable : la famille du Président Schreber

Par M.-C. Belzanti – Ecrire et publier son délire a été pour le Président Schreber la solution à son effondrement. Ce faisant, il a pris place dans la lignée des Schreber qui, tous ou presque, ont publié avec succès. Il sera le dernier.

« Il arrive un moment où le monde du sujet tombe en ruine… le déclenchement est alors manifeste. Ensuite le monde du sujet peut se réorganiser.  Schreber avait clairement cela, il avait une identification compensatoire puis, après s’être élevé au sommet, son monde s’émietta. Puis il réussit à être un bon patient, selon les dossiers médicaux il parvint à continuer les conversations avec sa femme et à écrire son livre. Il devint écrivain [1]. »

Le nom de Schreber est connu comme celui d’un des patients qui a été le plus étudié. En Allemagne, ce nom a été donné à des rues, des jardins, des places en hommage au Dr Daniel Gottlieb Moritz Schreber, médecin-éducateur du XIXe siècle et père du Président. Si l’on remonte plus loin dans la généalogie des Schreber, dont Daniel Paul prend soin de nous dire dans ses Mémoires qu’il la connaît « de façon très précise », on ne peut qu’être frappé par ce fait. Cette lignée comprend plusieurs hommes illustres qui se sont faits chacun connaître par leurs écrits et le succès que ceux-ci ont rencontré. Qui sont- ils ?

Johannes David et De libris obscoenis

Dès 1688, le père de l’arrière-grand-père de Daniel Paul, Johannes David Shreber, publie sa dissertation doctorale, c’est-à-dire sa thèse, et rencontre un tel succès qu’elle est de façon exceptionnelle rééditée en 1690. Le titre en est De libris obscoenis (Des livres obscènes). J. D. Schreber y aborde dans « une intention morale » les problèmes posés par ces ouvrages qui parlent « des parties qui permettent la distinction des sexes ». Un ouvrage de théologie pédagogique paraît plus tard, s’employant à définir « l’union légitime et indissoluble d’un seul homme et d’une seule femme, institution divine pour un sort commun de toute une vie et la propagation du genre humain », s’opposant à la « jouissance mauvaise ».

Dessin sur la reproduction sexuée des céréales par le botaniste et zoologiste J. C. D. Schreber.

Dessin sur la reproduction sexuée des céréales par le botaniste et zoologiste J. C. D. Schreber.

Son fils, Daniel Gottfried Schreber, juriste, publia pour sa part en 1763 huit épais volumes traitant un vaste ensemble de questions concernant l’organisation de la vie sociale. Il y déplie une vision globale des questions « des sciences de la gestion, de l’économie rurale et urbaine, de la législation, des finances, des rentes et des sciences qui influencent celles-ci de près ou de loin ».
Daniel Gottfried Schreber eut deux fils dont un, Johan Christian Daniel, fut associé au début à ses travaux. Il laissera lui aussi une œuvre écrite importante dans le domaine des sciences naturelles, notamment l’étude des céréales comestibles et de leur croisement impossible en raison de leurs caractéristiques sexuelles.

Daniel Gottlieb Moritz, le père… de l’Ärztliche Zimmergymnastik

C’est son autre fils, prénommé comme lui Daniel Gottfried, qui, faisant exception dans cette série d’hommes illustres, donnera naissance au père de Daniel Paul Schreber, Daniel Gottlieb Moritz Schreber. Celui-ci, parallèlement à ses activités de médecin et de citoyen connaitra un succès considérable en tant qu’auteur. Son ouvrage Ärztliche Zimmergymnastik est un immense succès. La gymnastique de chambre connait six éditions et est traduite en cinq langues. Son éditeur Friedrich Fleischer est celui à qui s’adressera le Président Schreber pour la publication de ses mémoires. Entre 1850 et 1860, Daniel Gottlieb Schreber publiera dix livres. Cette activité d’écriture intense est portée par la volonté de transmettre une pédagogie tendant à réformer l’homme et la société entière par la culture physique.

Qu’en est-il pour Daniel Paul Schreber ?

Le Président Schreber est hospitalisé pour la deuxième fois à l’âge de cinquante et un an (le 21 novembre 1893). C’est en 1897 qu’il commence, par des notes, l’écriture de ses Mémoires. Ce moment est d’ailleurs concomitant à celui de son délire dit de l’éviration. La rédaction elle-même se déroulera sur deux ans, de 1900 à 1902. Ce recueil de mémoires sera joint au dossier en appel que constitue Schreber. A la suite de cet appel il est libre, il récupère sa capacité civile et dispose de ses biens.

Ce qu’il demande alors est l’autorisation de publier ses mémoires. Schreber témoigne ainsi que si l’écriture du délire a été la solution à son défaut de signification et le traitement du réel auquel il avait à faire, seule la publication peut lui apporter la reconnaissance par un public avisé des vérités universelles qu’il a élaborées, et lui donner, pourrait-on dire, une forme de nomination. Cette publication, qui adviendra malgré l’opposition et la censure de sa famille, lui permettra alors de rencontrer lui aussi son public[2].

Marie-Christine Belzanti

« Comme jamais un Daniel Paul Schreber n’a existé avant moi dans la généalogie de ma famille, que je connais de façon très précise, je me crois justifié de considérer que cet autre Daniel Paul Schreber se réfère à moi-même quand je suis en possession entière de mes nerfs. »
Daniel Paul Schreber,
Mémoires d’un névropathe.

Lire les autres articles Spécial Schreber

[1] Miller, Jacques-Alain, Quarto, n° 94-95, p. 48.

[2] « La remarquable famille Schreber », Scilicet 4, Seuil, 1973.



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